En 1980, George Harrison est un artiste en plein questionnement. Loin des fastes de la Beatlemania et du succès planétaire de All Things Must Pass, l’ex-Beatle traverse une période de doute et d’incompréhension face aux transformations du paysage musical. Son neuvième album, Somewhere In England, témoigne de cette introspection, mais il est aussi l’un des plus controversés de sa discographie. Au cœur de cet épisode se trouve une chanson poignante, Tears Of The World, qui fut écartée du projet initial avant de refaire surface plus d’une décennie plus tard. Retour sur l’histoire tumultueuse d’un titre méconnu mais essentiel.
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Une chanson évincée par l’industrie
Tears Of The World est enregistrée entre mars et octobre 1980, alors que Harrison travaille sur Somewhere In England. Entouré de musiciens chevronnés comme Neil Larsen aux claviers, Gary Brooker au synthétiseur, Tom Scott au saxophone, Willie Weeks à la basse, Jim Keltner à la batterie et Ray Cooper aux percussions, Harrison façonne un album à son image : introspectif, dense et engagé. Pourtant, lorsqu’il soumet son travail à Warner Bros., le verdict est sans appel : le disque est jugé trop peu commercial.
La major réclame une refonte de l’album et impose à Harrison de supprimer quatre morceaux, dont Tears Of The World. Outre ce titre, Flying Hour, Lay His Head et Sat Singing sont également sacrifiés au profit de nouvelles compositions, plus conformes aux attentes du marché. L’artiste s’exécute à contrecœur, mais cette ingérence le blesse profondément. Somewhere In England devient ainsi le premier album d’un ex-Beatle à être rejeté par une maison de disques.
Le regard critique de Harrison sur son époque
Pourquoi Tears Of The World fut-elle écartée ? Il est probable que sa tonalité sombre et son message critique n’aient pas séduit Warner Bros. Car cette chanson, à l’image d’autres titres de Harrison comme Save The World, témoigne de la vision désabusée du musicien sur l’état du monde. Fidèle à son engagement spirituel et humaniste, il y dénonce les injustices, la guerre, la cupidité et l’hypocrisie des puissants.
Dans un contexte où la musique pop se tourne vers le synthétique et l’électronique avec l’essor de groupes comme Soft Cell ou Depeche Mode, George Harrison se sent en décalage. Dave Mattacks, batteur et témoin privilégié de l’époque, explique cette frustration :
« Je pense qu’il se sentait mis de côté par tout ce qui se passait. C’était l’avènement des machines, et il y avait un véritable changement de paradigme dans la musique populaire. Soft Cell, Depeche Mode… Il considérait que c’était l’opposé de ce qu’il prônait et il s’y opposait fermement. Je ne crois pas qu’il était désillusionné, mais il était triste de voir la direction que prenait la musique autour de lui. Il se demandait : « Que suis-je en train de faire ? Je ne me sens pas en phase avec la musique contemporaine. » »
Cette impression d’être dépassé par son époque est omniprésente dans Somewhere In England, en particulier dans le titre Blood From A Clone, qui raille les pop stars manufacturées et le conformisme de l’industrie musicale.
Une résurrection tardive
Si Tears Of The World ne trouve pas sa place sur Somewhere In England, elle n’est pas pour autant oubliée. Des exemplaires test de l’album, pressés avant la décision de Warner Bros., circulent parmi les collectionneurs et permettent à quelques initiés de découvrir ce morceau perdu. Mais il faut attendre le 22 juin 1992 pour que la chanson connaisse enfin une sortie officielle.
C’est dans un cadre intimiste et exclusif que Tears Of The World refait surface : elle figure sur un EP accompagnant Songs By George Harrison 2, un luxueux ouvrage publié par Genesis Publications en tirage limité à 2 500 exemplaires. L’EP comprend également une démo de Life Itself, Hottest Gong In Town et un enregistrement live de Hari’s On Tour (Express).
Un testament musical et spirituel
Avec le recul, Tears Of The World apparaît comme une œuvre emblématique de la philosophie de George Harrison. Profondément marqué par sa quête spirituelle, il ne cesse de dénoncer les travers du monde moderne tout en prônant l’élévation de l’âme. Si sa musique se heurte parfois aux impératifs commerciaux, son message, lui, demeure intact.
Aujourd’hui encore, Tears Of The World résonne comme une lamentation intemporelle. Elle rappelle que la musique de George Harrison, au-delà des modes et des tendances, est avant tout un cri du cœur, un appel à la conscience et à la compassion. En ce sens, cette chanson sacrifiée sur l’autel du marché trouve finalement sa place parmi les œuvres les plus sincères et profondes de l’ancien Beatle.