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Un rayon de lumière dans l’ombre des affaires
En 1969, tandis que les Beatles traversent l’une de leurs périodes les plus compliquées, George Harrison se sent étouffé par l’ambiance pesante au sein du groupe. Les tensions sont nombreuses : divergences artistiques, querelles autour de la gestion du label Apple, et un climat général où tout – contrats, finances, rendez-vous – semble prendre le pas sur la créativité.
C’est dans ce contexte que Harrison écrit « Here Comes The Sun », le second morceau qui portera sa signature sur l’album Abbey Road (après « Something »). Composée à la fin de l’hiver/début du printemps 1969, la chanson symbolise la délivrance de George face à ces lourdes obligations, tout en évoquant le renouveau que la saison printanière représente.
« C’était comme aller à l’école, où on devait faire tous ces trucs d’hommes d’affaires. Un jour, j’ai décidé de m’y soustraire et je suis parti chez Eric Clapton. C’était un soulagement de ne pas avoir à voir ces comptables idiots. J’ai marché dans le jardin avec l’une des guitares acoustiques d’Eric et j’ai écrit “Here Comes The Sun”. »
— George Harrison, Anthology
Une composition née au jardin d’Eric Clapton
C’est donc chez Eric Clapton, à Ewhurst (Surrey, Angleterre), que George Harrison trouve la quiétude nécessaire. Armé d’une guitare acoustique, il profite du plein air, loin des rendez-vous administratifs et des disputes, pour laisser venir la mélodie et les paroles. Cette approche bucolique se reflète dans l’atmosphère lumineuse et douce de la chanson, symbole de renaissance après un hiver long et pesant.
« Here Comes The Sun » évoque aussi, plus subtilement, la perspective d’un nouvel élan pour Harrison. Bien que souvent relégué derrière les duos Lennon-McCartney, il est alors en pleine ascension artistique : déjà, « While My Guitar Gently Weeps » (sur le White Album) a attiré l’attention, et dans Abbey Road, ses deux contributions – « Something » et « Here Comes The Sun » – compteront parmi les plus grandes réussites de la discographie Beatles.
L’ingrédient Moog : la touche de modernité de George
En marge de la guitare acoustique, Harrison tient à expérimenter un instrument novateur pour l’époque : le Moog synthesizer. Il en aurait fait confectionner un exemplaire spécialement par Robert Moog, alors que très peu de musiciens en possèdent un en Grande-Bretagne. Harrison se montre fasciné par les possibilités sonores de la machine, bien qu’elle soit complexe à manier (pas de manuel à l’époque, beaucoup de câbles et de branchements).
Sur « Here Comes The Sun », les interventions du Moog demeurent subtiles, presque minimalistes, procurant des nuances éthérées, comme de petits traits de flûte électronique. Harrison qualifie ces sonorités de « sons assez infantiles », mais reconnaît qu’ils offrent un relief intéressant au morceau, lui conférant une modernité discrète.
John Lennon absent, un George indépendant
John Lennon se remet encore d’un accident de voiture au moment où les premières sessions de « Here Comes The Sun » ont lieu. De plus, la chanson relève presque d’un projet individuel de George : il la construit principalement seul, avec la complicité de Paul McCartney (basse, choeurs) et Ringo Starr (batterie). Lennon ne participe finalement pas à l’enregistrement.
Cette configuration s’explique aussi par l’évolution du groupe à l’aube des années 70 : chaque membre tend à travailler de son côté et, lorsque Lennon est indisponible ou peu impliqué, Harrison en profite pour avancer librement sa propre composition, explorant les arrangements (comme l’ajout du Moog) selon sa vision personnelle.
Le passage en studio : détails et étapes
- 7 juillet 1969 : Les Beatles enregistrent la piste rythmique de « Here Comes The Sun » en 13 prises. C’est l’anniversaire de Ringo Starr (29 ans). On y entend la base : la guitare acoustique de Harrison, la batterie de Ringo, la basse de Paul et la voix-guide de George. Les prises 1 à 13 permettent de fixer la structure.
- 8 juillet : Paul ajoute des parties de basse plus précises. George superpose une guitare électrique passant par un haut-parleur Leslie, donnant ce timbre particulier (comme sur « Lucy in the Sky with Diamonds » ou « Tomorrow Never Knows »). Harrison pose aussi un chant principal plus abouti, et des choeurs sont enregistrés avec Paul.
- 16 juillet : Sous la supervision de Glyn Johns (pour une fois, car George Martin n’est pas toujours présent à ce stade), on ajoute des claquements de mains (handclaps) et un harmonium. Ce dernier sera finalement effacé pour faire place à d’autres éléments.
- 6, 11 et 15 août : Harrison enregistre plusieurs couches de guitare additionnelle (en studio trois d’Abbey Road), peaufinant les motifs mélodiques qui jalonnent la chanson.
- 15 août : Une section orchestrale (violons, altos, violoncelles, contrebasse, flûtes, clarinettes…) est captée pour souligner subtilement certains passages. Cette orchestration, dont on ne connaît pas précisément les musiciens, apporte une dimension plus ample au titre. Dans le même temps, l’harmonium de Harrison est supprimé pour libérer la piste nécessaire à ces instruments.
- 19 août : George enregistre la fameuse partie de Moog qui ponctue le morceau. Le moog vient parfois se superposer ou effacer les lignes de bois (clarinettes/flûtes) enregistrées quatre jours plus tôt.
Enfin, dans la nuit du 19 au 20 août, on procède au mixage stéréo. On y exécute un unique essai (mix en one attempt), tout en accélérant légèrement la vitesse (51 cycles/seconde au lieu de 50). La durée du morceau en est un peu réduite, et la tonalité s’élève d’un quart de ton, offrant une légère brillance supplémentaire.
L’émergence d’un solo caché
En 2011, lors de l’élaboration du documentaire « George Harrison: Living in the Material World » par Martin Scorsese, on découvre dans les bandes multi-pistes un solo de guitare inédit, vraisemblablement enregistré le 6 août 1969 mais absent du mix final. Il s’agit d’une improvisation de Harrison, gommée au montage. Sur la boîte des bandes, on trouve une note : « Don’t use guitars for solo from 6 + 7 ». Cette trouvaille révèle que George avait envisagé un solo plus élaboré, avant de privilégier la sobriété et le climat lumineux qui caractérisent la version que l’on connaît.
Un message de renaissance et de positivité
« Here Comes The Sun » est parfois considérée comme l’une des plus grandes réussites de George Harrison chez les Beatles, au même titre que « Something ». C’est aussi un hymne à la fois simple et puissant, célébrant le retour à la clarté, la fin d’un hiver métaphorique (celui des affaires compliquées, des disputes intestines, des pressions). Dans l’album Abbey Road, ce morceau se place à l’ouverture de la face B (dans l’édition vinyle originale) et offre un contraste rafraîchissant après le style plus rock de « Come Together » et « I Want You (She’s So Heavy) ».
La chanson constitue un pont entre la tradition pop des Beatles et la créativité grandissante de Harrison, qui s’illustrera dans ses albums solos d’après 1970, notamment sur All Things Must Pass. On peut y voir le symbole d’une émancipation artistique : George, trop longtemps relégué, exprime ici son propre univers, spirituel et contemplatif.
un soleil indémodable
Plus d’un demi-siècle après la sortie d’« Here Comes The Sun », le morceau demeure l’une des pièces les plus aimées des Beatles, présent dans de nombreuses compilations et playlist. Son aura positive, ses harmonies lumineuses et sa construction mélodique élégante ont traversé le temps sans prendre une ride. Les auditeurs saluent souvent la sérénité qui s’en dégage, comme un baume après les tumultes du White Album et de Let It Be.
En définitive, la chanson fait écho à la trajectoire de George Harrison : discret, souvent dans l’ombre, mais capable de livrer des joyaux de la pop. « Here Comes The Sun » est alors bien plus qu’une simple déclaration joyeuse : c’est la marque d’un esprit qui s’affranchit de la grisaille et de l’adversité pour célébrer l’arrivée d’un jour nouveau, et qui continue de faire briller l’héritage des Beatles pour toutes les générations.