Il fut le Beatle silencieux, le contemplatif, le spirituel. Mais derrière sa réserve et sa discrétion apparente, George Harrison cachait une oreille extraordinairement curieuse, un goût musical d’une richesse inouïe. Loin de l’image parfois caricaturale de l’initié aux ragas ou du mystique pop, Harrison fut un passionné de musiques populaires dans leur pluralité. À travers une sélection de 25 morceaux qui l’ont marqué — compilée dans le rare CD « George Harrison’s Jukebox » —, se dessine le portrait d’un homme façonné autant par les cris de Gene Vincent que par les mélopées de Ravi Shankar. Une cartographie sonore qui éclaire ses choix artistiques, ses frustrations, et son émancipation.
Sommaire
Les racines rockabilly d’un adolescent de Liverpool
Avant d’être le « quiet Beatle », George est d’abord un jeune Liverpuldien des années 1950, abreuvé de musique américaine comme tous les gamins de son âge. Les ondes anglaises diffusent les pionniers du rock’n’roll venus d’outre-Atlantique : Gene Vincent, Buddy Holly, Eddie Cochran, Carl Perkins… Des figures que George ne cessera de citer en exemple.
‘That’ll Be The Day’ – Buddy Holly, avec ses arpèges nets et son énergie contenue, résonne dans ses premiers essais de guitare rythmique. Holly n’est pas seulement un modèle musical : il est aussi un modèle de composition concise et efficace, que Harrison admirera toute sa vie.
‘Be-Bop-A-Lula’ – Gene Vincent et ‘Summertime Blues’ – Eddie Cochran incarnent quant à eux une attitude, un goût pour la transgression juvénile, mais aussi une certaine économie de moyens. Harrison y apprend que trois accords et une attitude juste peuvent suffire à dire l’essentiel.
Lonnie Donegan et l’onde de choc skiffle
On oublie souvent que l’Angleterre des années 50 vibre au rythme d’un genre local : le skiffle. Et s’il y a un nom à retenir, c’est Lonnie Donegan, dont Rock Island Line fut le catalyseur d’innombrables vocations musicales.
Harrison, comme Lennon et McCartney, commence avec un groupe de skiffle amateur. Ce style mélangeant folk, jazz, blues et instruments de fortune (planche à laver, contrebasse bricolée) forge un esprit do-it-yourself qui marquera l’esthétique Beatles dès leurs débuts.
Le blues, la soul et le groove : de Smokey Robinson à Booker T.
George Harrison n’a jamais caché son goût pour la musique noire américaine. Dans sa sélection, on retrouve ‘Money (That’s What I Want)’ de Barrett Strong, morceau que les Beatles reprendront très tôt, et ‘You’ve Really Got A Hold On Me’ de Smokey Robinson, autre reprise majeure du groupe.
Ces morceaux, marqués par le label Motown et ses déclinaisons, sont fondamentaux dans l’apprentissage de l’harmonie vocale à trois voix — un art dans lequel Harrison excelle, souvent en tierce haute derrière Lennon et McCartney.
Autre morceau fondateur : ‘Green Onions’ de Booker T. & the MG’s, chef-d’œuvre instrumental de la soul de Memphis. Ce type de groove instrumental inspirera certaines des approches de Harrison dans ses parties de guitare slide, notamment dans sa carrière solo.
Chet Atkins et la guitare comme langage
Si Harrison n’a jamais cherché la virtuosité démonstrative, il n’en reste pas moins un guitariste d’une subtilité remarquable. Il cite souvent Chet Atkins comme influence majeure. Le morceau ‘Hidden Charm’ illustre ce goût pour la précision, la clarté, l’économie de notes. Atkins lui inspire son jeu en fingerpicking, plus « country » que blues, que l’on retrouve dans For You Blue ou All Things Must Pass.
Avec ‘Rebel Rouser’ – Duane Eddy, Harrison honore aussi la guitare « twang », lourde en réverbération et en sustain, qui influencera la texture sonore de certains enregistrements Beatles, notamment sous la houlette de George Martin.
Les bizarreries aimées : Formby, Carmichael et Lord Buckley
Dans les choix de Harrison, quelques noms sortent des sentiers battus. On y trouve George Formby, idole britannique des années 30-40, connu pour ses chansons comiques au ukulélé. Le morceau ‘When I’m Cleaning Windows’ est une perle de nonsense cockney, joyeusement salace, qui reflète l’humour très anglais de Harrison. Il collectionnait les ukulélés, et aimait en jouer pour détendre l’atmosphère, notamment avec McCartney, jusqu’à la fin de sa vie.
Autre inclusion surprenante : Lord Buckley, figure beatnik américaine, poète-performeur à mi-chemin entre l’humoriste et le philosophe de bar. Sa version parlée de ‘Black Cross’ est un moment de vérité sur les tensions raciales aux États-Unis. Harrison, qui évoluera politiquement dans les années 70, était très sensible à ces dimensions sociales et spirituelles.
Enfin, Hoagy Carmichael, avec Hong Kong Blues, reflète un goût pour les mélodies jazzy mélancoliques, déjà démodées dans les années 60 mais chères au cœur de certains nostalgiques — Harrison en tête.
Ravi Shankar, ou la révolution intérieure
S’il est un nom indissociable de George Harrison, c’est Ravi Shankar. Avec le ‘Raga Rageshri, Pt. 3’, Harrison dévoile ce qu’il considère comme la musique la plus profonde et spirituelle qu’il ait entendue.
C’est Shankar qui lui enseigne le sitar, lui ouvre les portes de la philosophie védique, et le pousse à rechercher l’introspection dans le son. La musique devient pour Harrison un vecteur d’éveil, de paix et d’équilibre. Ce lien se retrouve dès Norwegian Wood (1965), jusqu’à Within You Without You (1967), puis dans tout Wonderwall Music (1968).
Bob Dylan et Roy Orbison : les frères d’âme
Harrison a souvent dit qu’il se sentait « seul » au sein des Beatles, incompris par le duo Lennon-McCartney. Deux rencontres vont changer sa vie : Bob Dylan et Roy Orbison.
Avec Dylan, c’est l’évidence. La profondeur poétique de Blowin’ in the Wind le frappe dès la première écoute. Dylan l’encourage à écrire plus, à faire entendre sa voix. Ensemble, ils écriront I’d Have You Anytime et joueront côte à côte dans les Travelling Wilburys, supergroupe improbable fondé en 1988.
Avec Roy Orbison, Harrison partage un sens du tragique romantique, cette voix qui pleure sans s’effondrer. Love Hurts, popularisé par Orbison, résonne dans certaines ballades de Harrison comme Isn’t It a Pity ou Beware of Darkness.
Et au cœur : Chuck Berry, l’étincelle primordiale
Enfin, il y a Chuck Berry. Le moteur. Le modèle. Le pionnier. Le titre ‘Roll Over Beethoven’, interprété par les Beatles avec Harrison au chant principal, est une déclaration d’amour autant qu’une déclaration d’intention. George s’identifie à ce swing nerveux, à cette énergie syncopée, à cette guitare qui pense à la place des mots.
La chanson fut la première jouée par les Beatles aux États-Unis, et George y trouva l’occasion d’être au premier plan. Berry reste pour lui une référence cardinale, que ce soit dans son phrasé ou son attitude scénique.
Le silence d’un homme, la parole de ses disques
Si George Harrison a toujours cultivé une image distante, presque énigmatique, sa sélection musicale parle pour lui. Elle est honnête, sans snobisme, mêlant hits populaires, figures underground, et véritables héros personnels. On y décèle une quête de justesse, d’intégrité artistique, et surtout une soif inextinguible d’émotion vraie.
Ces 25 chansons ne sont pas seulement les morceaux qu’il aimait écouter : ce sont les pierres angulaires de son propre langage musical, les échos de ses frustrations, les germes de ses triomphes.
Et à travers elles, une certitude s’impose : avant d’être un Beatle, George Harrison était un auditeur amoureux de la musique.
Rock ‘n’ Roll & Rockabilly : la colonne vertébrale rythmique
Ces morceaux ont façonné le jeu de guitare électrique de Harrison, son phrasé rythmique et ses premières ambitions musicales. Ils sont directement liés à son travail dans les débuts des Beatles (1960–1964).
Titres :
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That’ll Be The Day – Buddy Holly
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Be-Bop-A-Lula – Gene Vincent
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Summertime Blues – Eddie Cochran
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Everybody’s Tryin’ To Be My Baby – Carl Perkins
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Rock Island Line – Lonnie Donegan
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Raunchy – Bill Justis
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Rebel Rouser – Duane Eddy
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Roll Over Beethoven – Chuck Berry
Impact sur George Harrison :
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Influence directe sur ses parties de guitare dans I Saw Her Standing There, Roll Over Beethoven, Honey Don’t.
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Inspiration du son twang sur ses titres en solo comme Crackerbox Palace.
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Buddy Holly a marqué la structure simple et efficace de nombreuses de ses compositions (If I Needed Someone).
Rhythm & Blues / Soul / Motown : l’art des harmonies et du groove
Ces titres ont nourri la culture harmonique des Beatles, notamment dans les années 1963–65, où Harrison tenait souvent la tierce vocale dans les arrangements à trois voix.
Titres :
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Money (That’s What I Want) – Barrett Strong
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You’ve Really Got a Hold On Me – Smokey Robinson
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Some Other Guy – Richie Barrett
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Green Onions – Booker T. & the MG’s
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I Really Love You – The Stereos
Impact sur George Harrison :
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Techniques vocales utilisées dans This Boy, Yes It Is, If I Fell.
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Le groove de Green Onions a influencé des titres à la basse syncopée comme Old Brown Shoe.
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Le R&B a aussi influencé son goût pour les lignes de guitare « funky » (notamment avec Billy Preston dans les années 70).
Country / Hillbilly / Americana : la douceur du picking et l’amour du slide
Ces chansons traduisent l’affinité de Harrison pour la country music, en particulier le jeu clair et rythmique de guitare, et les sonorités chaleureuses du slide.
Titres :
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Hidden Charm – Chet Atkins
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Your Cheatin’ Heart – Hank Williams
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Everybody’s Tryin’ To Be My Baby – Carl Perkins (également rockabilly)
Impact sur George Harrison :
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Utilisation du fingerpicking et du slide dans For You Blue, Something, Give Me Love (Give Me Peace On Earth).
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Collaboration avec Chet Atkins plus tard dans sa vie.
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Style d’écriture influencé par le classicisme mélodique country dans All Things Must Pass.
Musique indienne / Classique orientale : spiritualité et transcendance
Cette catégorie représente une révolution dans le parcours musical et personnel de Harrison à partir de 1966. Elle marque un tournant fondamental dans la culture populaire occidentale.
Titre :
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Raga Rageshri, Pt. 3 – Ravi Shankar
Impact sur George Harrison :
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Introduction du sitar dans Norwegian Wood, puis de structures indiennes dans Love You To et Within You Without You.
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Album solo Wonderwall Music (1968) comme véritable manifeste de la fusion Est-Ouest.
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Amitié spirituelle et musicale de toute une vie avec Ravi Shankar.
Chanson anglaise / Humour et culture populaire
Ces morceaux relèvent du plaisir ludique, de l’ancrage britannique et de l’humour que Harrison affectionnait.
Titres :
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When I’m Cleaning Windows – George Formby
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Hong Kong Blues – Hoagy Carmichael
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Black Cross – Lord Buckley
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A Picture of You – Joe Brown
Impact sur George Harrison :
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Le ukulélé (Formby) devient son instrument fétiche de fin de vie.
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Humour surréaliste et affectif de Crackerbox Palace, Faster ou Devil’s Radio.
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Influence sur ses performances scéniques intimistes où il terminait souvent les soirées entre amis avec un air de Formby au ukulélé.
Chanteurs mythiques et voix du cœur : ballades et interprètes de légende
Ici, Harrison rend hommage à l’art du chant émotif et des grandes voix. Ces morceaux l’ont influencé dans sa sensibilité mélodique.
Titres :
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Heartbreak Hotel – Elvis Presley
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Love Hurts – Roy Orbison
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Blowin’ in the Wind – Bob Dylan
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Between the Devil and the Deep Blue Sea – Cab Calloway
Impact sur George Harrison :
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Dylan est son mentor artistique, partenaire d’écriture et co-fondateur des Travelling Wilburys.
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Orbison influence directement Isn’t It a Pity, So Sad, Not Guilty.
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Elvis, figure première du charisme vocal, inspire sa recherche du timbre juste.
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Il enregistrera lui-même Between the Devil and the Deep Blue Sea pour l’album posthume Brainwashed (2002).
Synthèse par influence directe dans sa discographie
Influence / Genre | Exemples de chansons de Harrison impactées |
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Rockabilly (Perkins, Cochran) | Honey Don’t, Your True Love, Devil’s Radio |
R&B / Motown | This Boy (Beatles), Learning How to Love You |
Musique indienne | Love You To, Within You Without You, Be Here Now |
Chanson humoristique anglaise | Crackerbox Palace, Cockamamie Business |
Roy Orbison / Dylan | Isn’t It a Pity, All Things Must Pass, Handle With Care |
Guitare country / Chet Atkins | For You Blue, Behind That Locked Door, Run of the Mill |