En septembre 1969, John Lennon accepte à la dernière minute de jouer au Toronto Rock and Roll Revival, marquant la première performance du Plastic Ono Band. Accompagné d’Eric Clapton, Klaus Voormann et Alan White, Lennon interprète des classiques du rock avant d’introduire Yoko Ono dans une performance avant-gardiste déroutante. L’album « Live Peace In Toronto 1969 », issu de ce concert, reflète la transition de Lennon vers une carrière solo, marquant la fin imminente des Beatles et l’affirmation du Plastic Ono Band.
Lorsque John Lennon reçut, en septembre 1969, l’invitation pour participer au Toronto Rock and Roll Revival, il était loin de s’imaginer que cette demande de dernière minute aboutirait à la première prestation scénique du Plastic Ono Band. Issu d’une initiative en apparence improvisée, le concert deviendra un témoignage musical incontournable d’une période de transition majeure pour Lennon, qui s’apprêtait à quitter les Beatles. Publié le 12 décembre 1969 sous le titre Live Peace In Toronto 1969, l’album rend compte de cette aventure fulgurante, où l’énergie brute du rock’n’roll rencontre l’audace de l’avant-garde incarnée par Yoko Ono.
Dans les pages qui suivent, nous plongerons dans les coulisses de cet événement, depuis la génèse précipitée du groupe jusqu’à la réception d’un album qui a marqué les esprits, tant par son contenu musical que par ce qu’il révèle de la trajectoire artistique et personnelle de Lennon à la fin des années 1960.
Sommaire
Un festival en difficulté et l’appel à Lennon
Le Toronto Rock and Roll Revival, programmé pour le 13 septembre 1969 au Varsity Stadium, ambitionnait de réunir plusieurs grandes figures du rock telles que Chuck Berry, Jerry Lee Lewis et Bo Diddley, tout en proposant en tête d’affiche le groupe The Doors. Cependant, la prévente des billets restait anémique. Le promoteur John Brower cherchait désespérément un moyen de redynamiser l’affiche et d’éviter l’échec financier.
Le vendredi 12 septembre 1969, Brower tenta alors un coup de poker : il téléphona à John Lennon pour l’inviter en tant qu’« invité d’honneur », afin d’assurer au festival la présence d’une icône absolue du rock. À sa grande surprise, Lennon accepta la proposition, mais à une condition essentielle : il monterait sur scène pour y jouer en live.
« Nous avons reçu cet appel un vendredi soir, racontait Lennon. On nous disait qu’il y aurait un show de rock’n’roll revival à Toronto, réunissant une centaine de milliers de spectateurs ou quelque chose comme ça, et qu’il y aurait Chuck Berry, Jerry Lee, tous ces grands pionniers encore vivants, plus les Doors en tête d’affiche. Ils nous proposaient de venir en tant que “roi et reine”, juste pour être présents, mais j’ai mal compris ou j’ai fait exprès : j’ai répondu que je voulais monter un groupe et jouer. Ils m’ont donné un peu de temps pour m’organiser, et dès le lendemain nous partions. »
Le promoteur, ravi, espérait qu’un tel coup d’éclat boosterait les ventes de billets. Or, Lennon n’était plus enclin à se produire avec les Beatles, qui n’avaient plus d’enthousiasme pour la scène. L’invitation de Brower tombait donc à pic pour Lennon : il pouvait expérimenter une nouvelle formation, tout en répondant positivement à ce festival inattendu.
La constitution express du Plastic Ono Band
Il restait moins de 24 heures à Lennon pour monter un groupe de scène. Il sollicita d’abord George Harrison, qui déclina l’offre, jugeant l’aventure trop précipitée. Lennon se tourna alors vers Eric Clapton, guitariste virtuose et figure éminente du rock britannique, qui accepta. Klaus Voormann, bassiste allemand connu pour son amitié de longue date avec les Beatles, se joignit aussi à l’aventure. Enfin, Alan White, batteur prometteur appelé à devenir le pilier de Yes, compléta l’ensemble.
Le Plastic Ono Band prenait ainsi forme, avec pour membres :
- John Lennon : chant, guitare électrique
- Yoko Ono : chant
- Eric Clapton : guitare électrique, parfois chœurs
- Klaus Voormann : guitare basse
- Alan White : batterie
Toutefois, la logistique restait chaotique. Le matin du 13 septembre, l’équipe censée embarquer pour Toronto se retrouva à l’aéroport de Londres : Alan White, Klaus Voormann, Allen Klein (le manager), Mal Evans (assistant historique des Beatles) et Anthony Fawcett (assistant de Lennon) étaient bien présents. Mais ni Lennon, ni Yoko Ono, ni Clapton n’arrivèrent à l’heure. Brower, affolé, téléphona à Eric Clapton : « Eric, vous ne vous rappelez peut-être pas de moi, mais je suis le promoteur qui a perdu 20 000 dollars sur votre concert de Blind Faith le mois dernier. Je vous en prie, appelez John Lennon et dites-lui de venir. Sinon je vais prendre un avion et m’installer chez lui, parce que je suis ruiné. »
Clapton contacta Lennon, qui finalement se laissa convaincre. Ce dernier, confiera plus tard qu’il se trouvait dans une période de grande lassitude, ponctuée d’hésitations quant à l’avenir de sa carrière. À peine réveillés, Lennon et Ono quittèrent leur lit et filèrent in extremis à l’aéroport, où l’avion Air Canada 124 les attendait. Ils montèrent en première classe, Clapton les rejoignit, tandis que le reste du groupe voyageait en classe économique.
Derniers préparatifs dans l’avion : un groupe sans répétition
Le Boeing reliant Londres à Toronto se transforma en salle de répétition de fortune. Aux dires de Lennon, il était pratiquement impossible d’entendre les guitares électriques dans le vacarme des moteurs. Pourtant, la setlist s’esquissa au cours de ce vol transatlantique. Pressé par le temps, Lennon opta pour des classiques du rock, aisés à jouer sans devoir apprendre de nouveaux accords :
« Nous ne savions pas quoi jouer, car nous n’avions jamais joué ensemble auparavant, déclarait Lennon. Dans l’avion, nous avons passé en revue ces vieux titres rock’n’roll. On tentait de répéter avec des guitares électriques, mais on n’entendait presque rien. Pourtant, les morceaux choisis pour le concert final ont surgi de ce chaos. »
Durant ce trajet, Lennon confia également à certains membres de l’équipe — Eric Clapton, Klaus Voormann, Allen Klein — sa décision de quitter les Beatles. Même si ce départ ne serait pas officiellement annoncé au grand public avant 1970, il mûrissait déjà l’idée de rompre avec le groupe qui l’avait fait connaître. Selon ses propres mots : « Nous étions chez Apple et je savais déjà, avant de partir pour Toronto, que j’allais quitter les Beatles. Je l’ai dit à Allen, à Eric, à Klaus. Je leur ai même dit que j’envisageais de former un nouveau groupe, ou quelque chose de ce genre. Mais plus tard, je me suis ravisé : “Je ne vais pas encore me coller un autre groupe sur le dos.” Bref, j’annonçai cette décision à moi-même et aux quelques personnes autour de moi en allant à Toronto. »
Un accueil retentissant à l’aéroport : le passage du rêve à la scène
À l’arrivée, le groupe se rendit directement au Varsity Stadium. Il était déjà tard, proche de 22 heures, lorsque les musiciens débarquèrent en coulisses, escortés par une armada de motards du club des Toronto Vagabonds. La scène, installée en plein air, accueillait plus tôt dans la soirée d’autres légendes du rock’n’roll. Vers minuit, Kim Fowley, le maître de cérémonie, annonça l’entrée en scène de « John Lennon and the Plastic Ono Band ».
Le public, constitué de fans venus applaudir des stars historiques comme Chuck Berry ou Jerry Lee Lewis, ne s’attendait pas forcément à voir Lennon apparaître sur scène. Au sein des Beatles, il n’avait pas donné de concert officiel depuis la fin de l’année 1966 (les dernières prestations scéniques du groupe s’étaient déroulées en août). Son arrivée, accompagné d’Eric Clapton, de Klaus Voormann et d’Alan White, représentait donc un événement de taille.
Une performance en deux parties : rock’n’roll vintage, puis expérimentations
Le set du Plastic Ono Band se répartit en deux moitiés distinctes, reflétant la dualité entre le style rock de Lennon et l’approche avant-gardiste de Yoko Ono.
Pour commencer, Lennon et ses compagnons entamèrent une série de six chansons :
- « Blue Suede Shoes », en hommage à l’un des piliers du rock pionnier,
• « Money (That’s What I Want) », un classique du catalogue Motown déjà repris par les Beatles, - • « Dizzy Miss Lizzy », une reprise de Larry Williams que le groupe avait également enregistrée en studio,
• « Yer Blues », chanson de Lennon extraite du White Album des Beatles,
• « Cold Turkey », une nouveauté que Lennon venait à peine de composer et qui évoquait sa lutte contre la dépendance à l’héroïne,
• « Give Peace A Chance », l’hymne pacifiste que Lennon et Ono avaient enregistré durant leur bed-in à Montréal, quelques mois plus tôt.
La prestation se déroula dans une ambiance électrique, malgré l’absence de répétitions solides. Clapton assurait des riffs saturés, Voormann tenait la basse avec assurance, tandis qu’Alan White menait une rythmique puissante, mais parfois improvisée. Lennon, la voix légèrement éraillée, confia plus tard qu’il était alors sous l’emprise de l’héroïne : « Nous étions pleins de junk. J’ai vomi pendant des heures avant de monter sur scène. J’ai failli vomir pendant Cold Turkey. »
Néanmoins, cette première partie « rock » conquit l’audience, qui savourait tant les reprises de standards que la ferveur de Lennon sur des morceaux plus récents. « Give Peace A Chance » résonna comme un vibrant appel à l’unité pacifiste, à une époque où la guerre du Viêt Nam divisait l’opinion publique.
Une fois ces six chansons achevées, Lennon laissa le champ libre à Yoko Ono pour la seconde moitié de la prestation.
Yoko Ono face à la foule : entre incompréhension et sidération
Là où Lennon avait capitalisé sur la nostalgie du rock’n’roll, Ono proposait un tout autre univers. Son intervention scénique s’articula autour de deux morceaux : « Don’t Worry Kyoko (Mummy’s Only Looking For Her Hand In The Snow) » et « John, John (Let’s Hope For Peace) ». Le premier, structuré sur un riff blues de Lennon et Clapton, laissait Ono improviser des cris et des vocalises inspirées de l’avant-garde. Le second, plus expérimental encore, se rapprochait du free form et reprenait un leitmotiv déjà présent sur Wedding Album, troisième volet expérimental de Lennon et Ono.
Pour le public, la transition fut saisissante. Certains applaudissaient, intrigués par cette dimension artistique inédite ; d’autres huaient, irrités par ce qu’ils percevaient comme un vacarme insupportable, loin de l’esprit rock traditionnel. Le moment culminant arriva lorsque Lennon, Clapton, Voormann et White quittèrent progressivement la scène, en laissant leurs guitares branchées et orientées vers leurs amplificateurs. Une nappe de feedback intense emplit l’espace, couvrant les cris d’Ono. Les musiciens, à l’arrière-plan, allumèrent des cigarettes.
Mal Evans, l’assistant et roadie historique des Beatles, raconta : « À la fin de “John, John (Let’s Hope For Peace)”, tous les garçons ont posé leurs guitares contre les haut-parleurs et se sont retirés. Le larsen s’est maintenu un moment, puis je suis finalement retourné éteindre les amplis, un par un. »
Dans l’incompréhension ou l’enthousiasme, le public vécut donc un final radical, symbolisant la frontière ténue entre rock et performance contemporaine.
Un enregistrement vite mixé : cap sur l’album live
Dans la foulée, Lennon décida de sortir un album tiré directement de l’enregistrement du concert, réalisé en huit pistes. Il se rendit le 25 septembre 1969 dans un studio pour mixer les bandes. De 10 heures à 13h45, il produisit le master stéréo final. Le 20 octobre, il retravailla « Don’t Worry Kyoko », afin de corriger la première version.
L’option qu’il privilégia fut de réduire sensiblement la voix d’Ono sur les chansons rock de la première partie, de crainte que le public ne perçoive la performance comme trop chaotique. En revanche, le long segment expérimental de la fin lui resta dévolu. Cette décision suscita parfois des critiques, car le film documentaire du concert, réalisé par D.A. Pennebaker, montre clairement qu’Ono s’investit vocalement sur presque toute la performance, y compris lors des reprises de « Money » ou « Dizzy Miss Lizzy ».
Ces ajustements mis à part, Lennon revendiqua le caractère brut de l’album. L’exécution live, bâclée au sens strict de la préparation, reflète selon lui l’énergie sincère d’un groupe qui n’avait pas d’autre ambition que de célébrer le rock et d’annoncer la naissance officielle du Plastic Ono Band.
La sortie de “Live Peace In Toronto 1969” : un succès mitigé en Europe, un triomphe modeste aux états-Unis
L’album sortit le 12 décembre 1969, sous le label Apple. La première face du vinyle regroupait les six morceaux interprétés par Lennon (avec Clapton, Voormann et White) : les reprises rock, « Yer Blues », « Cold Turkey » et « Give Peace A Chance ». La seconde face intégrait « Don’t Worry Kyoko » et « John, John (Let’s Hope For Peace) », occupant près de la moitié du disque.
Capitol, la filiale américaine, se montra initialement réticente à publier un album comprenant, d’un côté, des standards rock et de l’autre, un long passage de hurlements expérimentaux. Aux dires de Lennon, Capitol jugeait cette proposition invendable. Finalement, Allen Klein, qui gérait les intérêts de Lennon, insista :
« Nous avons essayé de le sortir chez Capitol, racontait Lennon en 1980. Ils disaient : “C’est de la camelote, on ne veut pas publier un truc où elle hurle et où vous jouez une sorte de live bâclé.” On a fini par les convaincre que, peut-être, des gens voudraient l’acheter. Et il est devenu disque d’or le lendemain. »
En vérité, la situation fut plus nuancée : Live Peace In Toronto 1969 se vendit suffisamment pour atteindre la 10e place du classement américain, décrochant un disque d’or, tandis qu’au Royaume-Uni, il ne figura pas dans les classements. Lennon évoqua plus tard un imbroglio contractuel : Capitol, pensant que l’album se vendrait peu, avait accordé à Lennon un taux de royalties plus élevé que celui consenti aux Beatles. Une fois l’album devenu rentable, la major voulut reclasser l’œuvre comme un « disque Beatles » pour éviter d’honorer ce nouveau pourcentage. Un épisode de plus dans la tumultueuse relation entre les Beatles et leur maison de disques.
À l’occasion de sa sortie, le disque fut accompagné d’un calendrier pour l’année 1970, inséré dans les premiers pressages vinyles. Les acheteurs purent ainsi découvrir, en plus de la musique, un objet un brin collector, souvent relié par spirale ou par un assemblage à peigne.
Un tournant pour Lennon : la fin des Beatles en ligne de mire
Le 13 septembre 1969 à Toronto, Lennon testait pour la première fois en public une formation alternative. Dans l’avion, il avait déjà fait part de son intention de quitter les Beatles. Quelques jours après son retour à Londres, il annonça effectivement sa décision à ses comparses, scellant le sort du groupe (même si la dissolution officielle n’interviendra qu’en 1970, lorsque Paul McCartney prendra à son tour la parole publiquement).
Pour Lennon, ce concert impulsif démontra qu’il pouvait rallier sur scène des musiciens de renom — Clapton en tête — et produire un effet fort auprès du public, même sans la marque Beatles. Quant à Yoko Ono, elle profita de cette exposition pour introduire en direct ses expérimentations vocales auprès d’une large audience, certes peu habituée à son style.
C’est aussi à ce moment que la notion de Plastic Ono Band commença à prendre forme concrète. Lennon, encouragé par le retentissement du festival, expliqua devant la presse : « Cela ressemble à ce que sera le Plastic Ono Band à l’avenir. » Il soulignait ainsi l’idée que ce groupe n’était pas figé dans une formation unique, mais se définirait comme un collectif mouvant, tourné vers la collaboration et la liberté artistique.
Entre “Cold Turkey” et “Give Peace A Chance” : l’importance du répertoire
Si le concert de Toronto est souvent perçu comme un événement spontané, la setlist n’en reste pas moins significative. À côté de morceaux fondateurs de l’âge d’or du rock, deux chansons récentes illustrent les préoccupations de Lennon en cette fin de décennie :
- Cold Turkey, écrit peu avant le festival, aborde de manière crue le sevrage d’héroïne, un thème inhabituel et osé à l’époque. L’addiction de Lennon, dont il parlera ouvertement, jette une lumière sur ses difficultés personnelles et son besoin de renouvellement.
- Give Peace A Chance, enregistré durant le bed-in à Montréal, en juin 1969, est déjà adopté par le mouvement pacifiste mondial. Au Toronto Rock and Roll Revival, le public reprend d’ailleurs en chœur ce refrain qui deviendra l’un des hymnes emblématiques de la génération contestataire.
Le contraste est frappant : d’un côté, une chanson sombre, centrée sur la douleur et la dépendance ; de l’autre, un chant d’union autour de la paix. Cette dualité reflète bien l’état d’esprit de Lennon : déchiré entre l’angoisse et l’engagement, la fuite et l’utopie, le tout mêlé à la puissance rudimentaire du rock’n’roll.
La perception du public : admiration, perplexité ou rejet
La face A de l’album, ancrée dans le rock traditionnel, séduisit nombre d’auditeurs. Les critiques reconnurent l’énergie communicative de Lennon et Clapton, tandis que la rythmique de Voormann et White conférait au tout une solidité inattendue compte tenu de l’improvisation initiale. Les arrangements restaient simples, mais efficaces, rappelant la vitalité originelle du rock des années 1950-60.
La face B, en revanche, déclencha des réactions contrastées. La performance de Yoko Ono, avec ses cris sur « Don’t Worry Kyoko » et ses incantations répétitives sur « John, John (Let’s Hope For Peace) », choqua certains amateurs de rock pur. Bien que Lennon eût déjà expérimenté l’avant-garde sur « Revolution 9 » (White Album) ou sur ses disques avec Ono, c’était la première fois qu’il confrontait un large public rock à une telle performance en direct.
Certains spectateurs huèrent. D’autres, au contraire, furent captivés par l’audace du couple, quittant la scène en abandonnant leurs guitares en feedback. Lennon avait beau avoir repris des standards, la conclusion du set rappelait que le Plastic Ono Band entendait casser les codes.
Un instantané de l’évolution de Lennon et d’Ono
Si l’on considère Live Peace In Toronto 1969 en regard de la discographie de John Lennon, on réalise à quel point il constitue un instantané, presque une photographie de l’évolution de l’artiste à un moment critique. D’une part, il entonne encore des reprises familières, comme s’il réaffirmait son ancrage dans la grande tradition du rock’n’roll. D’autre part, il encourage Ono à exprimer son langage sonore personnel, quitte à heurter les attentes conventionnelles du public.
Le concert lui-même reste un jalon historique : c’est le premier show estampillé Plastic Ono Band. Plus tard, Lennon poursuivra sa collaboration avec Ono dans des projets studios comme l’album John Lennon/Plastic Ono Band (1970), où leur vision commune s’exprimera sous une forme plus introspective et minimaliste, mais moins marquée par l’urgence des répétitions de dernière minute.
La portée politique du concert : “Give Peace A Chance” comme fil conducteur
Dans cette fin de décennie marquée par la contestation contre la guerre du Viêt Nam, l’apparition de Lennon sur scène était déjà un événement en soi. Mais ce qui conféra au concert une dimension supplémentaire, ce fut l’inclusion de « Give Peace A Chance » dans la setlist. Par ce simple refrain, scandé par des milliers de personnes, Lennon réaffirmait sa position pacifiste et jetait un pont entre son engagement public et la puissance rituelle du rock.
Au Toronto Rock and Roll Revival, ce slogan trouva une résonance particulière, comme le rappelle John dans ses entretiens : « Après les cris et la folie de Yoko, on ne pouvait pas clôturer par un simple petit “merci, au revoir”. On a laissé ce long feedback, et on s’est éloignés, puis le public s’est mis à scander “Give Peace A Chance”. C’était assez fort. »
Ce geste éminemment politique scellait le rapprochement entre la musique et la militance, un mélange que Lennon et Ono allaient entretenir jusqu’au milieu des années 1970.
Le documentaire de D.A. Pennebaker : un autre témoignage
En parallèle de la production du disque, le célèbre documentariste D.A. Pennebaker, déjà connu pour son travail avec Bob Dylan et d’autres légendes de l’époque, filma le festival et la prestation du Plastic Ono Band. Ce film, diffusé sous divers titres, révèle un point de vue parfois différent de celui de l’album : on y entend davantage la voix d’Ono sur les morceaux rock, et l’on perçoit mieux la réaction mitigée du public lors des interludes avant-gardistes.
Si Lennon voulut atténuer la présence vocale d’Ono sur la face A de l’album, le film montre que celle-ci était bien en avant lors du concert, parfois ponctuant les parties chantées de cris et d’onomatopées improvisées. Cette divergence entre le mixage audio et la captation vidéo illustre la volonté de Lennon de rendre l’album plus accessible, tout en préservant un caractère brut.
La postérité de “Live Peace In Toronto 1969”
Aujourd’hui, Live Peace In Toronto 1969 demeure un enregistrement moins souvent cité que les albums emblématiques de Lennon en solo (Imagine, John Lennon/Plastic Ono Band) ou que les disques des Beatles. Il n’en reste pas moins précieux pour plusieurs raisons.
D’abord, il s’agit d’un témoignage unique sur scène, capturé à un moment où Lennon, Clapton, Voormann et White joignent leurs forces. Clapton rejoindra ensuite Derek and the Dominos et vivra sa propre trajectoire. Voormann, quant à lui, participera à certains projets solos des ex-Beatles, notamment All Things Must Pass de George Harrison. White, lui, deviendra rapidement batteur de Yes, contribuant à leur donner une stature internationale. Le concert de Toronto est donc la seule occasion où l’on voit cette combinaison de musiciens à l’œuvre sous l’égide de Lennon.
Ensuite, il marque la première prestation en direct de « Cold Turkey », chanson qui annonce le virage plus cru de Lennon, et la première grande scène post-Beatles (même si la rupture officielle n’était pas encore déclarée). Cette soirée scelle en quelque sorte la fin d’un cycle pour Lennon, tout en confirmant la place centrale de Yoko Ono dans sa démarche artistique.
Enfin, l’album se distingue par sa structure en deux blocs, reflétant la volonté de Lennon de confronter le rock traditionnel, rassurant pour le public, à une expérimentation frontale, menée par Ono. Cet équilibre préfigure l’orientation du Plastic Ono Band, qui oscillera toujours entre la quête mélodique de Lennon et la radicalité de l’avant-garde chère à Ono.
Un message permanent : la paix et la liberté de création
L’empreinte la plus forte de ce concert réside peut-être dans la combinaison singulière d’un rock pur, hérité des racines qu’aimait Lennon (Elvis Presley, Chuck Berry, Larry Williams), et de la liberté absolue incarnée par Ono. L’album transmet l’idée que la musique peut à la fois célébrer le passé (les vieux standards) et s’ouvrir à l’improvisation extrême, le tout autour d’une thématique pacifiste, incarnée par « Give Peace A Chance ».
Ce message, si caractéristique de la fin des années 1960, apparaît d’autant plus fort qu’il émane d’une star de la trempe de Lennon, admirée par des millions de fans. Dans un climat où l’utopie contestataire se heurte aux réalités politiques (assassinats politiques, guerre qui s’éternise au Viêt Nam, tensions sociales), la prestation à Toronto offre un moment d’union inattendu entre public et artiste, même si la seconde partie dérange certains.
Une place discrète dans l’histoire discographique de Lennon, mais un jalon essentiel
À l’époque, l’album ne suscite pas un engouement massif en Europe, encore moins au Royaume-Uni où il ne parvient pas à se hisser dans les charts. Aux états-Unis, sa dixième place témoigne tout de même de l’intérêt du public pour tout ce qui touche à Lennon et aux Beatles. Les exemplaires vinyles originaux, avec le calendrier de 1970 inclus, sont aujourd’hui appréciés des collectionneurs.
Sur le plan artistique, on peut juger la performance inégale ou brouillonne — ce qui n’est pas faux, au vu de l’absence de répétitions. Mais son importance historique est considérable, car elle jette un regard unique sur Lennon au carrefour de plusieurs chemins : la fin des Beatles, la naissance du Plastic Ono Band, l’affirmation d’Ono comme artiste scénique, et la poursuite d’un activisme pacifiste toujours plus médiatisé.
On peut dès lors réécouter Live Peace In Toronto 1969 avec cette clé de lecture : non pas comme un simple concert, mais comme un acte de transition, chargé d’émotions contradictoires. Lennon y affiche à la fois son attachement aux racines du rock, son désir de s’en émanciper, et la volonté de porter un message politique. Le tout en l’espace de quelques heures, devant un public surpris, mais au final conquis par la partie rock, et déstabilisé par la partie Ono.
Une ultime note sur l’héritage : le Plastic Ono Band s’affirme
Dans les mois qui suivent, Lennon officialise sa rupture avec les Beatles. Il poursuit avec Ono une série d’enregistrements sous le nom Plastic Ono Band, dont l’album John Lennon/Plastic Ono Band (1970) deviendra l’une des pierres angulaires de sa discographie. L’influence de Toronto se fait sentir, ne serait-ce qu’en prouvant que Lennon peut désormais réunir, autour de projets ponctuels, divers musiciens de renom, tout en restant fidèle à ses propres ambitions créatives et militantes.
Ce concert aura aussi cristallisé, sous les yeux du public, l’un des principes fondateurs du Plastic Ono Band : la liberté de rotation des membres et l’acceptation de la spontanéité. Au lieu de figer un line-up définitif, Lennon et Ono se laissent la possibilité de collaborer avec quiconque partage leur vision. Clapton, White ou Voormann ne s’y engageront pas de manière permanente, mais ils en restent des figures marquantes. L’essence même du groupe réside dans ce nomadisme créatif, où chacun apporte sa sensibilité.
Une aventure folle, un document vivant
En définitive, Live Peace In Toronto 1969 réunit tous les ingrédients d’un moment charnière dans la culture rock de la fin des années 1960 : un festival à l’ancienne, un public massif, des organisateurs paniqués, un promoteur prêt à tout, une star mythique en pleine remise en question, un guitariste de génie embarqué à la dernière minute, et la volonté d’insuffler dans le rock un souffle avant-gardiste porté par Yoko Ono.
Le disque, certes moins connu que d’autres productions de Lennon, n’en reste pas moins la pièce sonore d’une nuit où le passé (rockabilly, standards) et l’avenir (expérimentations, feedback, cris) se croisent. Lorsqu’on l’écoute aujourd’hui, on peut percevoir autant les limites d’une performance improvisée que la fougue d’une équipe portée par l’énergie de Lennon, désireux de s’affranchir de la routine beatlesque.
Il est fascinant de constater que, quelques mois à peine après cet enregistrement, Lennon officialisera son départ du groupe qui l’avait rendu célèbre, scellant ainsi le destin des Beatles. À Toronto, il n’était plus question de jouer « Hey Jude » ou « Something » : la page se tournait déjà, et le Plastic Ono Band constituait un nouveau départ.
Si le public se souvient principalement de la première moitié du concert, ponctuée d’un rock fougueux, il ne faut pas négliger la radicalité de la seconde moitié. À elle seule, la partie confiée à Yoko Ono annonce les directions futures du couple, prêt à explorer l’extrême limite de la performance bruitiste. Le clivage qu’elle provoque, entre ovation et sifflets, illustre la polarisation de l’époque, et la détermination de Lennon à soutenir son épouse dans sa démarche expérimentale, quitte à bousculer les attentes du public rock traditionnel.
Aujourd’hui, Live Peace In Toronto 1969 est apprécié comme un témoignage brut de la première apparition publique du Plastic Ono Band, unique à plus d’un titre. Au-delà de l’enregistrement en lui-même, la dimension quasi mythique de l’histoire — un coup de téléphone tardif, une mise en route dans la précipitation, et au final un triomphe relatif, couronné d’un disque d’or — raconte la force d’attraction de Lennon et la singularité de son couple avec Ono. Ce soir de septembre 1969, l’union de l’énergie rock et de l’avant-garde pacifiste a laissé une empreinte plus profonde qu’on ne le croit, posant les bases d’une nouvelle ère pour Lennon, libéré de l’étiquette Beatles et déjà tourné vers une expression plus personnelle.
Dans ce sens, Live Peace In Toronto 1969 ne se résume pas à un simple album live : c’est une pièce essentielle du puzzle Lennon/Ono, un événement fondateur pour le Plastic Ono Band, et le symbole d’un rêve de paix et de liberté créatrice qui, malgré son caractère parfois improvisé ou discutable, continue de résonner dans la mémoire collective comme le témoignage sonore d’une révolution en marche.