Il était grand, il était loyal, il était là — toujours là. Dans les couloirs d’Abbey Road, sur les plateaux télé, dans les avions, les chambres d’hôtel, ou assis dans un coin du studio, observant, anticipant, intervenant parfois. Malcolm Frederick Evans, dit « Mal », n’a jamais figuré sur les pochettes de disques. Il n’a jamais signé une chanson, ni dirigé une session. Mais sans lui, bien des pages de l’histoire des Beatles n’auraient jamais été écrites.
Sommaire
D’ingénieur du son à homme de confiance
Né à Liverpool en 1935, Mal Evans mène d’abord une vie sans éclat. Il travaille comme ingénieur télécom chez Post Office Telephones, un emploi stable et sans surprise. Il est marié, père de famille. Sa stature (1m96) et sa carrure impressionnante font de lui un colosse bonhomme, que rien ne semble pouvoir ébranler.
Mais au début des années 60, alors que la ville de Liverpool bruisse des échos de cette nouvelle musique qui enflamme les clubs, Mal devient videur au Cavern Club, haut lieu de la scène beat. C’est là qu’il rencontre pour la première fois John, Paul, George et Pete Best, futurs Beatles. Son attitude bienveillante, son calme, son humour discret plaisent au groupe. Très vite, il devient un habitué de leur cercle.
En 1963, Brian Epstein lui propose un poste à plein temps : chauffeur, roadie, assistant personnel. Il accepte, sans imaginer un seul instant que sa vie va basculer à jamais.
Un témoin privilégié de la Beatlemania
À partir de ce moment-là, Mal Evans est de tous les instants. Il transporte les instruments, veille au bon déroulement des tournées, anticipe les besoins des quatre garçons dans le vent. Quand la Beatlemania explose en 1964, c’est lui qui encadre les fans, sécurise les entrées, empêche les débordements. Mais au-delà de sa fonction logistique, il devient rapidement un pilier émotionnel, une figure paternelle pour des jeunes hommes happés par une célébrité dévorante.
Dans les avions, c’est lui qui rassure. Dans les hôtels, c’est lui qui veille. Mal ne se contente pas de porter les amplis : il écoute, console, protège, parfois même arbitre. Il est la main invisible qui maintient l’équilibre dans un monde en perte de gravité.
Lorsqu’on lui demande quel était son rôle exact, Mal répondait simplement : « Je faisais tout ce qu’il fallait faire. Et parfois, plus encore. »
Dans le studio : le cinquième membre officieux
À partir de 1966, alors que les Beatles abandonnent la scène pour se consacrer aux studios, Mal Evans devient encore plus indispensable. Il est omniprésent dans les sessions d’Abbey Road, au point que George Martin lui-même finit par lui confier des tâches musicales. Car Mal, sans formation académique, possède une oreille musicale instinctive, une capacité d’improvisation, un sens du rythme.
Il frappe sur une enclume dans Maxwell’s Silver Hammer, tape sur une caisse enregistreuse dans Being for the Benefit of Mr. Kite!, souffle dans un clairon de pacotille sur Helter Skelter, tourne les pages de partitions pendant A Day in the Life, murmure des mots dans You Know My Name (Look Up the Number). On le retrouve même criant dans un mégaphone sur une démo de Yellow Submarine.
Il participe aussi aux chœurs occasionnels, écrit des notes, fait des suggestions. Jamais envahissant, toujours disponible, il est cette présence rassurante que chacun, de Lennon à Ringo, peut solliciter.
La relation particulière avec chacun des Fab Four
Avec Paul, Mal partage une complicité organisée. Tous deux aiment l’ordre, la précision, la prévoyance. Paul peut compter sur Mal pour exécuter les moindres détails de ses idées, qu’il s’agisse d’envoyer des démos par la poste ou de trouver un instrument introuvable à trois heures du matin.
Avec George, le lien est plus spirituel. Tous deux s’intéressent à la culture indienne, à la méditation, aux vibrations. Mal accompagne George lors de ses premiers voyages à Bombay.
Avec Ringo, c’est l’amitié bon enfant. Blagues, confidences, détente : Mal est souvent celui qui aide Ringo à s’échapper de l’intensité collective.
Mais c’est sans doute avec John Lennon que la relation est la plus complexe. John, méfiant et instable, aime tester la loyauté. Mal, fidèle comme une ombre, ne se rebelle jamais. Il sera même chargé par John d’écrire les paroles de certaines idées inachevées — ce que Mal interprète peut-être comme un pas vers la reconnaissance artistique.
Un manuscrit jamais publié
En 1970, après la séparation du groupe, Mal traverse une période de flottement. Les Beatles sont dispersés, chacun dans sa carrière solo. Mal, longtemps attaché à leur unité, se sent abandonné. Il travaille un temps pour Apple Corps, puis tente de se lancer dans l’écriture.
Il rédige un manuscrit autobiographique, intitulé Living the Beatles Legend, dans lequel il raconte tout ce qu’il a vu, entendu, ressenti. Une archive précieuse, car Mal fut le seul à être là du début à la fin. Il parle des tensions, des rires, des moments de grâce. Il ne trahit jamais, mais il dit tout.
Ce manuscrit, saisi par le FBI après sa mort, ne sera jamais publié de son vivant. Longtemps oublié dans les archives, il refait surface en 2023, lorsque son fils Gary Evans en récupère les droits. L’histoire de Mal peut enfin être racontée.
Une fin tragique
Le 5 janvier 1976, Mal Evans meurt tragiquement à Los Angeles, abattu par la police dans des circonstances troubles. Dépressif, sous l’effet de médicaments et d’alcool, il aurait menacé de se tirer une balle avec une arme non chargée. Les agents, mal informés, ouvrent le feu. Il meurt sur le coup.
Il avait 40 ans.
Sa mort passe presque inaperçue. Aucun des Beatles n’assiste à ses funérailles. Et pourtant, tous, plus tard, reconnaîtront sa fidélité, son importance, sa gentillesse.
Une mémoire enfin restaurée
Il aura fallu plusieurs décennies pour que le nom de Mal Evans retrouve sa juste place dans la légende Beatles. Son rôle, longtemps considéré comme anecdotique, apparaît désormais comme structurant. Il fut l’huile dans les rouages, le garde-fou dans les tempêtes, l’ami dans l’ombre.
En 2024, la biographie définitive Mal Evans: The Lost Beatle, basée sur ses écrits et ses correspondances, est publiée à titre posthume. Elle remporte un immense succès critique. On y découvre un homme pudique, drôle, profondément humain, passionné de musique, souvent triste aussi, conscient de sa position périphérique.
Il aurait pu être un personnage secondaire. Il fut une conscience silencieuse de l’aventure Beatles.
Aujourd’hui, chaque fois que l’on réécoute A Day in the Life, chaque fois que l’on entend le tintement étrange d’un objet non identifié dans un morceau psychédélique, il faut penser à lui. Mal Evans. L’ami fidèle, le colosse au cœur d’enfant, le cinquième Beatle de l’ombre.