Certaines chansons traversent le temps comme des fantômes bienveillants, apparaissant aux artistes à des moments clés de leur trajectoire créative. Pour Paul McCartney, l’un de ces spectres mélodiques fut « I Put a Spell On You », un morceau envoûtant qui hanta deux époques de sa vie musicale — d’abord dans l’effervescence romantique des Beatles, puis dans l’expérimentation sauvage de sa carrière solo. À deux décennies d’intervalle, cette chanson mythique lui inspira deux titres radicalement différents : la ballade tendre Michelle, et l’excentrique Monkberry Moon Delight.
Sommaire
Un envoûtement en deux temps
À première vue, Michelle et Monkberry Moon Delight n’ont absolument rien en commun. Le premier est un pastiche élégant de chanson française, devenu un standard de la romance pop. Le second, une tornade de syllabes surréalistes hurlées par un McCartney possédé, surgie de l’album Ram en 1971. Et pourtant, ces deux morceaux, si dissemblables dans leur facture, partagent une source d’inspiration commune : I Put a Spell On You.
Ce morceau, composé et interprété à l’origine par Screamin’ Jay Hawkins en 1956, est une incantation à la frontière du vaudou, du blues et du rock’n’roll. Avec sa voix gutturale, théâtrale, et ses hurlements dramatiques, Hawkins crée une œuvre qui transcende la chanson : c’est un rituel, une performance, un choc.
Mais McCartney ne découvre pas le titre par son enregistrement original. Son premier contact se fait par la version sensuelle et posée de Nina Simone, enregistrée en 1965. Cette relecture transforme le feu brut de Hawkins en braise romantique, tout en conservant cette tension magnétique entre possession amoureuse et douceur hypnotique.
1965 : « Michelle », ou comment Nina Simone chuchote à l’oreille des Beatles
Lorsqu’en 1965 les Beatles s’attellent à la composition de Michelle, ils ne pensent pas encore produire une chanson d’amour sérieuse. McCartney la qualifie d’abord de « blague musicale », un pastiche francophile inspiré de soirées étudiantes où il imitait l’accent français pour amuser la galerie. Il gratte quelques accords mineurs, murmure des mots comme « ma belle », sans y croire.
Mais rapidement, Lennon repère le potentiel mélodique du morceau. Le squelette musical existe, mais les paroles manquent de chair. Et c’est à ce moment-là qu’intervient l’influence de Nina Simone. Lennon, qui écoutait beaucoup de blues à cette époque, raconte :
« Il est entré dans la pièce en fredonnant les premières mesures avec les mots, puis il m’a dit : ‘Où est-ce que je vais maintenant ?’ Moi, j’écoutais beaucoup Nina Simone, je crois que c’était ‘I Put a Spell On You’. »
C’est cette émotion contenue, cette manière qu’a Simone de chanter la passion sous une apparente retenue, qui inspire les Beatles. Le titre « I Put a Spell On You » évoque un amour obsessionnel, presque dangereux — mais chez Nina, cela devient un murmure ensorcelant. C’est cette idée qu’ils vont infuser dans Michelle, donnant à la chanson cette étrangeté raffinée, à la fois touchante et légèrement inquiétante.
Une chanson, deux visages
Là où Hawkins joue la transe et la sauvagerie, Simone impose la suggestion et la sophistication. McCartney, toujours perméable aux registres émotionnels des interprètes, capte les deux pôles. Avec Michelle, c’est la facette lyrique et retenue de « I Put a Spell On You » qui est honorée. La voix est posée, les accords sont discrets, et le texte évoque un amour doux-amer, une passion retenue par les barrières de la langue — mais non moins intense.
La chanson devient l’un des plus grands succès des Beatles. Elle remporte le Grammy de la chanson de l’année en 1967, et entre dans le répertoire romantique mondial. C’est l’une des plus traduites du groupe, et encore aujourd’hui, l’une des plus enseignées dans les écoles de musique. Et dans son ADN, dans le battement de son cœur feutré, vibre encore le charme discret de Nina Simone.
1971 : l’explosion libératrice de « Monkberry Moon Delight »
Avançons six ans plus tard. Les Beatles n’existent plus. McCartney, critiqué de toutes parts après un McCartney (1970) jugé trop domestique, prépare Ram avec sa femme Linda. C’est un album éclaté, pastoral, ludique, souvent surréaliste. Et parmi ses morceaux les plus étranges se trouve Monkberry Moon Delight, une tempête vocale où Paul éructe, feule, vocifère comme un prédicateur fou ou un ogre de conte.
C’est à ce moment-là que ressurgit I Put a Spell On You — dans sa version d’origine, celle de Screamin’ Jay Hawkins.
Paul raconte dans une interview de l’époque :
« Quand j’ai entendu Screamin’ Jay Hawkins pour la première fois, j’ai cru halluciner. Ce gars utilisait sa voix comme une arme. Il criait, grognait, murmurait… J’ai trouvé ça génial. »
Monkberry Moon Delight est une réponse ludique et sauvage à ce choc sonore. McCartney y expérimente des techniques vocales inédites pour lui : voix rauque, phrases distordues, sauts de registres, onomatopées grotesques. C’est le théâtre musical de Hawkins transposé dans le monde imaginaire de Paul, fait de « cauchemar sucré », de « moon delight » (fantaisie lunaire), et de plaisir absurde.
Le morceau, incompris à sa sortie, est aujourd’hui considéré comme un joyau baroque, un sommet de la veine « nonsense » mccartneyenne.
Screamin’ Jay & Paul : cousins dans la folie scénique
Il existe une filiation directe entre la théâtralité de Screamin’ Jay Hawkins et les expérimentations de McCartney dans les années 70. Tous deux ont compris que la voix est un instrument dramatique, un masque, un déguisement. Hawkins sortait d’un cercueil sur scène, McCartney se grime en oncle Albert, en James Paul, en RAM-on. L’un lançait des sorts, l’autre concoctait des élixirs psychédéliques en studio.
Monkberry Moon Delight est la plus belle preuve de cette parenté. McCartney y rejette toute prétention intellectuelle pour revenir à une joie brute, presque enfantine. Il dira plus tard :
« Ce n’est pas une chanson pour réfléchir. C’est une chanson pour délirer. »
Une inspiration cyclique, une fidélité sonore
Ce que révèle cette double inspiration de « I Put a Spell On You », c’est la capacité de McCartney à se réinventer avec les mêmes matériaux. Il n’imite jamais : il transforme. En 1965, la chanson de Hawkins devient une romance à la française ; en 1971, elle se mue en délire cabotin. Deux univers, un seul fil rouge.
Et ce n’est pas un cas isolé. McCartney a souvent cité Fats Domino, Elvis Presley, Little Richard, comme des phares constants. Mais ici, ce qui est frappant, c’est la durée du sort : « I Put a Spell On You » l’a envoûté à deux moments très différents de sa vie, sans jamais se répéter.
Le pouvoir des sortilèges musicaux
Dans un monde où les références changent vite, où l’inspiration est souvent consumée à la hâte, l’histoire entre Paul McCartney et I Put a Spell On You est une leçon de fidélité créative. Une même chanson peut nourrir deux chefs-d’œuvre diamétralement opposés, simplement parce qu’elle parle à des parts différentes d’un artiste à différents moments de sa vie.
À 23 ans, McCartney en extrait la tendresse.
À 29 ans, il y puise la folie.
Et à chaque fois, il y ajoute sa propre magie.
I Put a Spell On You n’est pas seulement une chanson influente : c’est un sortilège réussi. Un enchantement qui continue de résonner, porté par ceux qui savent encore écouter avec l’oreille du cœur.