Pendant les premières années de l’aventure Beatles, George Harrison n’était, selon la formule de John Lennon lui-même, « qu’un passager à l’arrière de la voiture. » Silencieux, perfectionniste, en retrait, il s’imposait comme l’exécutant fidèle d’un duo compositeur omniprésent. Et pourtant, au fil du temps, Harrison s’est forgé une voix propre, musicale et spirituelle, qui a fini par jaillir au cœur même du répertoire du groupe.
Au départ relégué à une ou deux chansons par album, il parvient, à force de ténacité, à imposer des compositions personnelles, dont certaines n’impliquent ni John Lennon ni Paul McCartney – ni à l’écriture, ni parfois même à l’enregistrement. Ces morceaux, souvent nés dans la frustration ou dans l’urgence intérieure, révèlent une plume d’une finesse remarquable, et une capacité à créer hors du carcan Lennon/McCartney qui régnait sur l’empire Beatles.
Voici l’histoire de ces moments d’indépendance totale, où George Harrison a levé la voix sans demander la permission.
Sommaire
« Within You Without You » : une méditation musicale hors système
Parue sur Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band en 1967, Within You Without You est sans doute le premier véritable manifeste spirituel et musical de George Harrison, et le morceau le plus radicalement personnel de tout le disque. Il n’y a ni Paul, ni John, ni Ringo. Seul George est présent — entouré de musiciens indiens du London Asian Music Circle et d’un petit ensemble classique.
« We were talking / About the space between us all… »
Loin des formats pop traditionnels, Harrison compose ici un morceau inspiré par la musique classique hindoustanie, avec un tanpura, des tablas, un dilruba, des cordes occidentales. Les paroles, quasi philosophiques, évoquent l’unité du monde, l’illusion du moi, l’attachement matériel – autant de thèmes puisés dans ses lectures du Bhagavad-Gîtâ ou de Swami Vivekananda.
John Lennon dira plus tard : « J’aurais voulu avoir écrit ce morceau. C’était génial. George était très sérieux, très sincère. »
McCartney, quant à lui, admet avoir été « à mille lieues » de ces préoccupations spirituelles. Il ne joue pas sur le morceau. Harrison, seul maître à bord, dirige l’arrangement, l’enregistrement, l’interprétation.
« Here Comes the Sun » : l’éclat solitaire
Probablement le plus grand succès posthume de George Harrison au sein du groupe, Here Comes the Sun est enregistré à l’été 1969 pour l’album Abbey Road, à une époque où les tensions au sein du groupe sont au plus haut.
John Lennon, blessé dans un accident de voiture, est absent de la session. Et même si son absence n’est pas volontaire, elle permet à Harrison de créer sans contrepoids, sans regard supérieur, sans filtre.
« Little darling, it’s been a long, cold lonely winter… »
Écrite dans le jardin d’Eric Clapton, la chanson respire la lumière retrouvée, la paix après la tempête. George joue les guitares acoustiques, dirige l’arrangement de synthétiseur Moog, et supervise l’enregistrement avec Paul à la basse et Ringo à la batterie. Lennon ne participe ni à l’écriture ni à l’enregistrement.
Ce morceau devient le titre le plus streamé des Beatles, franchissant le milliard d’écoutes sur Spotify. Et paradoxalement, c’est un titre sans Lennon, composé par celui qu’on disait secondaire.
« I Me Mine » : le dernier cri
Enregistrée en janvier 1970, I Me Mine est la dernière chanson jamais enregistrée par les Beatles. C’est aussi un cri de colère tranquille, un manifeste ironique contre l’égo, écrit par George en réaction aux attitudes égocentriques de ses camarades… et plus largement du monde.
« All through the day, I me mine, I me mine, I me mine… »
John Lennon, déjà parti pour de bon, ne participe pas à l’enregistrement. George compose seul, avec Ringo à la batterie et Paul à la basse et au piano. Il supervise l’arrangement de cordes, ainsi que les changements de rythme entre valse baroque et rock endiablé.
Le titre est une réponse directe à l’égoïsme latent qu’il observe autour de lui — et peut-être en particulier dans l’attitude de Lennon vis-à-vis de la fin du groupe.
« For You Blue » : le blues acoustique à l’écart
Autre morceau de George présent sur Let It Be (1970), For You Blue est un blues dépouillé, enregistré à Twickenham Studios, puis en partie réarrangé à Abbey Road. Paul y joue du piano, Ringo de la batterie, mais Lennon est quasiment absent : il n’apporte aucune contribution à l’écriture, et sa partie de guitare slide est faible et sans relief.
« Because you’re sweet and lovely girl / I love you… »
Cette chanson est l’une des plus légères de George, un clin d’œil au blues américain. Il la compose seul, sans prétention, et l’interprète comme un moment de respiration au cœur d’un album éprouvant.
« Blue Jay Way » : l’expérimentation solitaire
Composée à Los Angeles, dans une maison de la rue… Blue Jay Way, cette chanson étrange et psychédélique est présente sur l’album Magical Mystery Tour (1967). George l’écrit alors qu’il attend des amis retardés par le brouillard. L’atmosphère brumeuse de la chanson en est le reflet sonore.
« There’s a fog upon L.A. / And my friends have lost their way… »
Le morceau est complexe, truffé d’effets de bande à l’envers, d’échos, de superpositions sonores. George y joue l’orgue Hammond, chante, dirige l’ensemble. Lennon et McCartney sont là, mais n’interviennent pas à l’écriture.
La chanson est un autre exemple de la capacité de Harrison à créer des mondes sonores autonomes, à la frontière du rêve et de la transe.
« Long, Long, Long » : le murmure spirituel
Sur le White Album, Long, Long, Long est l’une des chansons les plus énigmatiques du répertoire de Harrison. Ballade méditative en 6/8, elle parle de la reconquête de la foi, mais aussi peut-être d’une forme de lassitude amoureuse.
« It’s been a long, long, long time / How could I ever have lost you… »
George est seul à l’écriture, et dirige la session avec Paul à l’orgue et Ringo à la batterie. Lennon n’est ni présent ni impliqué. L’arrangement repose sur des textures minimales, une tension intérieure, un silence chargé. Une bouteille de vin vibrant sur l’ampli crée un son fantomatique à la fin — que George décide de garder.
Harrison, compositeur en résistance
Tous ces morceaux, écrits sans Lennon ni McCartney, ne sont pas des accidents. Ils résultent d’une frustration créative longtemps contenue. George a passé la première moitié des années Beatles à écrire dans l’ombre, avec des chefs-d’œuvre souvent écartés (Isn’t It a Pity, All Things Must Pass, Not Guilty). Il n’en peut plus.
« Il y avait toujours ce mur Lennon/McCartney, et moi, j’étais de l’autre côté. » – George Harrison
Lorsque Lennon quitte le groupe en septembre 1969, c’est Harrison qui pousse pour continuer temporairement l’aventure. Mais déjà, il prépare son envol. All Things Must Pass, son triple album solo de 1970, contient plusieurs chansons rejetées par les Beatles.
McCartney et Lennon face au « nouveau George »
Paul McCartney, interrogé dans Anthology, dira :
« Jusqu’en 1968, George ne croyait pas trop en ses chansons. Mais avec Something, Here Comes the Sun, il est devenu un auteur à part entière. Il avait trouvé sa voix. »
Lennon, moins généreux, loue Something mais reste distant vis-à-vis des autres compositions. Il n’aimait guère Within You Without You, et qualifiait Blue Jay Way de « trip bizarre. »
Mais c’est justement dans ces morceaux « sans eux » que Harrison s’épanouit. Sans la pression du tandem, il donne libre cours à son goût pour les mantras, les ragas, le silence intérieur.
Une voix de paix dans un monde de tensions
Les chansons de George Harrison sans Lennon ni McCartney sont moins nombreuses que celles de ses deux acolytes, mais elles brillent par leur cohérence, leur calme, leur spiritualité. Là où Lennon est rage, McCartney perfection, Harrison est introspection.
Ces morceaux n’ont pas seulement résisté à l’épreuve du temps — ils ont gagné en pertinence. Here Comes the Sun est devenu un hymne universel. Within You Without You est étudiée comme un tournant musical. Long, Long, Long est redécouverte comme un sommet d’émotion contenue.