Au fil de leur décennie fulgurante, les Beatles sont passés d’un groupe de rock’n’roll adolescent à un laboratoire musical sans équivalent. Si l’histoire retient la légendaire entente (souvent conflictuelle mais créative) du duo Lennon/McCartney, elle oublie parfois que certains des chefs-d’œuvre les plus fascinants du groupe sont nés hors du cadre collaboratif, dans une forme de solitude créative assumée — en particulier chez John Lennon.
À plusieurs reprises, Lennon a composé, chanté, et parfois même joué sans que Paul McCartney ni George Harrison n’apportent la moindre note ou idée. Ces morceaux, à contre-courant du modèle « collectif » que l’on prête aux Beatles, témoignent d’un moment de fracture mais aussi de liberté. Plongeons dans ces titres emblématiques, où John Lennon porte seul le poids de la création.
Sommaire
« Julia » : la confession intime
Parue sur le White Album (1968), Julia est sans doute l’exemple le plus pur d’une chanson entièrement lennonienne. Enregistrée en solo, cette ballade acoustique dédiée à sa mère morte tragiquement en 1958 — mais aussi à Yoko Ono — dévoile un John Lennon dépouillé, fragile, poétique.
« Half of what I say is meaningless / But I say it just to reach you, Julia. »
McCartney n’apparaît nulle part sur la piste. Pas de basse, pas d’harmonies, pas de piano. George Harrison non plus. Seul Lennon est en studio ce jour-là, avec sa guitare aux accords arpeggiés inspirés des conseils de Donovan. Il y pose une voix douce, presque tremblante, avec un souffle minimaliste. C’est à la fois un poème, une lettre, une prière.
L’intimité qui s’en dégage est unique dans la discographie des Beatles. C’est aussi un signal : Lennon n’a plus besoin du groupe pour livrer sa vérité intérieure.
« Revolution 9 » : la rupture expérimentale
À l’opposé total de Julia, Revolution 9 est une autre chanson où Paul et George sont absents, volontairement ou par choix artistique. Ce collage sonore, qui clôt presque le White Album, est un ovni absolu dans l’univers Beatles.
Inspirée par les travaux de John Cage et Karlheinz Stockhausen, cette pièce expérimentale est le fruit du travail acharné de John Lennon et Yoko Ono, soutenus par George Martin pour les manipulations de bandes. Paul, farouchement opposé à sa publication sur l’album, a refusé d’y participer. Harrison, plus ouvert à l’expérimentation, est mentionné dans les discussions mais n’apparaît pas activement dans la création.
Lennon dira : « Ce n’est pas de la musique, c’est de la peinture sonore. »
Les huit minutes de Revolution 9 sont composées de boucles, de cris, de bruitages, de fragments de discours. Une œuvre dérangeante, fascinante, provocante — et essentiellement lennonienne, qui montre combien John était déjà tourné vers l’avant-garde et l’art conceptuel. C’est aussi une rupture symbolique : Lennon quitte le format chanson pour explorer le chaos, sans ses partenaires habituels.
« Yer Blues » : Lennon dans l’abîme
Toujours sur le White Album, Yer Blues est une autre pièce où McCartney est réduit à un simple rôle de bassiste et George à celui de rythmique, mais la conception et l’âme du morceau sont 100 % Lennon. Il s’agit d’un des morceaux les plus sombres du répertoire Beatles : un blues hurlé depuis le gouffre de la dépression.
« Yes I’m lonely, wanna die… »
Lennon, à ce moment, traverse une crise existentielle. L’expérience de la méditation en Inde ne l’a pas apaisé. Il se sent isolé dans le groupe. Yer Blues est une manière de crier son mal-être, mais aussi d’ironiser sur la sincérité affichée du blues.
La chanson est enregistrée dans un petit local exigu d’Abbey Road, à sa demande, pour renforcer la sensation d’étouffement. Même si les autres membres jouent, leur rôle est strictement exécutif : la rage, le ton, la structure viennent de Lennon seul.
« Across the Universe » : McCartney effacé
Bien que McCartney ait contribué à des versions ultérieures, la genèse de Across the Universe (enregistrée en 1968, parue en 1970 sur Let It Be) est essentiellement lennonienne. Il la compose une nuit d’insomnie, après une dispute avec Cynthia, son épouse.
« Words are flowing out like endless rain into a paper cup… »
Ce morceau témoigne de l’évolution spirituelle de Lennon. Pour la première fois, il intègre un mantra indien (Jai Guru Deva Om) dans une chanson occidentale. L’influence de Yoko, du bouddhisme, de la méditation est déjà présente. Paul McCartney, lui, reste sceptique. Il juge la chanson « molle », et propose d’y ajouter des chœurs d’enfants, ce qui horrifie Lennon.
Le résultat final, bien qu’arrangé plus tard par Phil Spector, reste une œuvre fragile, flottante, presque éthérée — et profondément personnelle. McCartney et Harrison n’y ont qu’un rôle décoratif.
« I’m So Tired » : le journal d’insomnie
Autre joyau introspectif, I’m So Tired est enregistré à l’automne 1968. Lennon y exprime son état d’épuisement mental, ses troubles du sommeil, sa frustration de ne pas être avec Yoko. Cette chanson, aussi brève qu’intense, ne laisse aucun doute : elle sort directement du journal intime de Lennon.
« I’d give you everything I’ve got for a little peace of mind… »
Paul McCartney est présent à la session, mais la chanson n’est pas une collaboration. Il ne la revendique pas, ne l’arrange pas. Lennon dirige la session, impose le ton, contrôle la tension. George Harrison joue, mais sans réelle implication créative.
Le résultat est saisissant : une chanson mi-murmurée, mi-hurlée, qui capte la claustrophobie psychologique du Lennon de 1968.
« Girl » : portrait trouble et absentéisme
Sur Rubber Soul (1965), Girl est un autre exemple de chanson quasi exclusivement lennonienne. Bien que signée Lennon/McCartney, Paul avouera plus tard : « Girl, c’était à 100 % John. »
La chanson est une rêverie sensuelle, ambivalente, où Lennon évoque une femme idéalisée, mélange d’amour et de souffrance. Il y insuffle un parfum mélancolique, à travers une mélodie mineure, une respiration exagérée, et des paroles ambiguës.
Paul chante les chœurs avec George, mais ne participe pas à la conception. Girl est un autoportrait romantique, un fantasme, une confession voilée — et une preuve, déjà, que Lennon pouvait signer seul un chef-d’œuvre émotionnellement complexe.
L’effacement progressif de la collaboration Lennon/McCartney
Ces chansons — parmi d’autres — montrent que dès 1965, et de manière croissante à partir de 1968, John Lennon cesse peu à peu de travailler en tandem avec Paul McCartney. La « marque » Lennon/McCartney subsiste, mais les créations sont devenues des efforts solitaires, parfois même conflictuels.
McCartney lui-même en témoignera dans plusieurs interviews :
« À partir du White Album, on écrivait plus ou moins séparément. On se voyait ensuite pour ajouter une ligne ou une harmonie, mais ce n’était plus comme au début. »
Quant à Harrison, il est parfois tenu à l’écart malgré des propositions de grande qualité. Dans ces morceaux « sans Paul ni George », il est soit physiquement absent, soit créativement mis de côté.
Une rupture féconde ?
Faut-il regretter ces morceaux sans McCartney ou Harrison ? Non. Car ils montrent une autre facette des Beatles : celle d’un laboratoire à plusieurs voix, parfois dissonantes, mais toujours sincères. Lennon, en s’isolant, accouche de certains de ses textes les plus puissants.
Julia, I’m So Tired, Girl, Yer Blues : toutes montrent l’homme derrière l’icône, avec ses douleurs, ses doutes, ses visions. Ce ne sont pas des morceaux « contre » les Beatles — ce sont des morceaux au-delà des Beatles.