Depuis leur séparation en 1970, la réunion des Beatles est devenue l’un des mythes les plus persistants du XXe siècle. Chaque année, chaque décennie, chaque événement mondial semblait raviver l’espoir – ou la rumeur – d’un retour des Fab Four sur scène ou en studio. Mais jamais Lennon, McCartney, Harrison et Starr ne se retrouveront à quatre pour jouer ensemble après Abbey Road.
Pourquoi ? Pourquoi ce groupe, dont l’alchimie artistique semblait inépuisable, n’a-t-il jamais tenté ne serait-ce qu’une chanson, un concert, un duo ? Les réponses sont complexes. Car derrière l’image d’Épinal du « plus grand groupe du monde » se cachait une réalité faite de blessures profondes, de désaccords irréconciliables, mais aussi d’une volonté farouche d’émancipation individuelle.
Sommaire
Le fantasme permanent d’une reformation
À peine leur séparation annoncée au printemps 1970, la question surgit déjà : quand vont-ils se reformer ? Dans les années qui suivent, les offres affluent. Promesses de fortunes colossales, appels du pied d’organisateurs, lettres ouvertes de fans, pressions médiatiques : le monde veut revoir les Beatles.
En 1976, le promoteur américain Sid Bernstein – déjà à l’origine de leurs concerts au Shea Stadium – leur propose plus de 50 millions de dollars pour un unique concert. Lennon ironise : « On pourrait jouer dans les cuisines du monde entier à ce prix-là. »
Même l’émission Saturday Night Live, dans une séquence restée célèbre, offre en direct 3 000 dollars pour une chanson jouée par les quatre réunis sur le plateau new-yorkais. Lennon et McCartney, qui regardaient l’émission ensemble ce soir-là, songèrent un instant à y aller « pour rire », selon une confidence de Lennon à David Sheff… avant de renoncer, par lassitude ou fierté.
Le rêve était toujours là, mais jamais partagé.
Les blessures de la rupture : une cicatrice mal refermée
Derrière l’humour et la nostalgie, les cicatrices de la séparation sont profondes, en particulier entre Lennon et McCartney. Leur amitié, tissée dans l’adolescence, a volé en éclats à la fin des années 60 dans une guerre froide médiatique et juridique.
McCartney, en poursuivant Apple en justice pour sortir du contrat avec Allen Klein, se retrouve à devoir légalement attaquer ses trois anciens frères de scène. Le ressentiment est immense.
Lennon, dans How Do You Sleep? (1971), attaque violemment Paul :
« The only thing you done was yesterday / And since you’ve gone you’re just another day. »
La chanson est cruelle, amère. Paul, blessé, choisit de ne pas répondre publiquement. Mais dans l’intimité, la colère est là. Le dialogue ne se rétablit que progressivement, au fil de quelques appels téléphoniques et de rencontres discrètes.
Quatre chemins de vie, quatre volontés
L’une des principales raisons pour lesquelles les Beatles ne se sont jamais réunis est la divergence radicale de leurs parcours après 1970.
-
John Lennon, installé à New York avec Yoko Ono, se retire peu à peu de la vie publique. À partir de 1975, il se consacre à sa famille, à l’éducation de son fils Sean. Il cesse d’enregistrer, refuse toutes les sollicitations. Il dit :
« Je ne suis plus un Beatle. Je suis John. C’est tout. »
-
Paul McCartney, lui, continue sans relâche. Il fonde les Wings, enchaîne les tournées, les tubes. Mais il refuse obstinément de jouer des morceaux des Beatles en concert jusqu’aux années 80. Il veut s’imposer comme artiste indépendant, et non comme ex-Beatle nostalgique.
-
George Harrison explore une voie spirituelle et musicale radicalement différente. Après All Things Must Pass, il tourne le dos au show-business, se réfugie dans le silence, l’agriculture, la méditation. Il déteste l’idée de reformer les Beatles :
« Cela reviendrait à redevenir une marionnette. »
-
Ringo Starr, fidèle et amical, reste le plus ouvert à une éventuelle reformation. Il collabore occasionnellement avec les trois autres. Mais seul, il n’a jamais la stature nécessaire pour la provoquer.
Les réunions manquées : frôlements sans retrouvailles
Il y eut pourtant des occasions manquées, des tentatives embryonnaires. En 1971, lors de l’Imagine sessions, George et Ringo enregistrent avec Lennon. En 1973, George et Ringo participent à Band on the Run, puis à Ringo.
Mais jamais les quatre ne se retrouvent en même temps. Les duos se croisent, les trios s’effleurent… le carré magique ne se reforme jamais.
L’unique moment où cela faillit se produire fut peut-être lors du Concert for Bangladesh organisé par Harrison en 1971. Il invite Lennon, qui accepte. Mais à la condition que Yoko chante. George refuse. Lennon se retire. McCartney, lui, décline tout net :
« C’était trop tôt après la rupture. Trop de tension. »
La mort de Lennon : l’impossible reformation
Le 8 décembre 1980, John Lennon est assassiné à New York. C’est la fin brutale de tout espoir de réunion. Le choc est planétaire. Pour McCartney, Harrison, Starr, c’est l’irréparable.
McCartney dira, la voix nouée :
« Il n’y aura plus jamais de Beatles. »
Harrison, bouleversé, se referme davantage. Il compose All Those Years Ago, un hommage à John, avec Ringo à la batterie. Paul y participe à la basse. Mais c’est une réunion en larmes, jamais en scène.
Pourquoi George Harrison a toujours refusé
Après la mort de Lennon, l’hypothèse d’un trio McCartney-Harrison-Starr est parfois évoquée. Mais Harrison s’y oppose. Il déteste le principe même de « ressusciter » les Beatles sans John.
Il déteste aussi l’industrie musicale, les reconstitutions artificielles, les fausses retrouvailles.
« Les gens veulent des Beatles pour se sentir jeunes. Mais moi, je veux vivre, pas ressasser. »
Il considère que l’histoire du groupe est sacrée parce qu’elle s’est arrêtée à temps. La reformer serait la profaner.
Le projet Anthology : les Beatles en pointillé
Dans les années 1990, Paul, George et Ringo acceptent de collaborer à la création du projet The Beatles Anthology. C’est un retour symbolique, mais pas une reformation.
Ils enregistrent deux morceaux sur des démos de Lennon : Free As a Bird et Real Love. C’est George Martin qui refuse de produire, trouvant la démarche douteuse. Jeff Lynne prend le relais.
Le résultat est émouvant, mais froid. Un fantôme de réunion, pas une véritable création collective. Harrison s’en désintéresse vite. Il dira :
« C’était comme repeindre une vieille fresque. Elle reste magnifique, mais ce n’est plus la même. »
L’esprit Beatles : une entité close
Au fond, ce qui empêche la réunion des Beatles, c’est peut-être la conscience aiguë, chez eux, de ce qu’ils avaient été. Ils savaient que la magie ne renaîtrait pas. Que l’alchimie du groupe était liée à une époque, à une jeunesse, à un contexte.
Réunir les Beatles aurait signifié nier leur propre liberté retrouvée, mais aussi affronter la comparaison, la déception, la régression. Aucun d’eux ne le voulait.
« On ne peut pas refaire ce que l’on a déjà dépassé, » dira McCartney.
Aujourd’hui : une paix posthume
Avec la mort de George Harrison en 2001, puis celle de George Martin en 2016, le cercle originel s’est refermé. Il ne reste que McCartney et Starr. Ensemble, ils honorent la mémoire du groupe, mais jamais ne l’exploitent.
En 2023, le projet Now and Then, basé sur une démo inachevée de Lennon, offre une dernière chanson des Beatles, grâce à l’intelligence artificielle. Un adieu numérique, respectueux, mais jamais un remplacement.
Épilogue : un groupe devenu mythe
Pourquoi les Beatles ne se sont-ils jamais réunis ? Parce qu’ils avaient trop vécu, trop souffert, trop évolué. Parce qu’ils étaient libres, et qu’ils savaient que ce qu’ils avaient créé ensemble ne pouvait être répété.
Ils ont préféré laisser un héritage parfait, plutôt que de risquer l’imposture. Leur absence fut un acte de fidélité à eux-mêmes.
Et c’est peut-être pour cela que la légende des Beatles est restée intacte. Non pas parce qu’ils ont dit « oui » au monde, mais parce qu’ils ont eu le courage de lui dire « non ».