L’histoire du rock regorge de mythes et de malentendus, mais s’il en est un qui a traversé les décennies avec une tenacité remarquable, c’est bien celui de la rivalité entre les Beatles et les Rolling Stones. Deux formations légendaires nées à l’orée des années 1960, deux visages opposés d’une même révolution culturelle. D’un côté, les Beatles, propres sur eux, séduisants, populaires ; de l’autre, les Stones, rebelles, provocants, poètes maudits du swingin’ London. Pourtant, à y regarder de plus près – et surtout à écouter ceux qui ont fait cette époque – l’antagonisme tant vanté par les médias n’était guère plus qu’une fabrication journalistique. La réalité, plus nuancée, est celle d’une admiration mutuelle et d’une émulation féconde.
Keith Richards, guitariste emblématique des Rolling Stones, est l’une des voix les plus singulières et les plus légitimes pour parler de cette époque. Figure quasi mythologique du rock, entre excès et raffinement, cynisme et loyauté, Richards a toujours revendiqué sa part d’ombre. Mais derrière la morgue et le sarcasme, se cache un mélomane passionné, qui n’a jamais caché son respect pour les Beatles – et plus encore, son affection pour l’un de leurs tout premiers succès : Please Please Me.
Sommaire
Une rivalité de façade, une fraternité sincère
Au cœur des années 60, la presse britannique n’a eu de cesse d’opposer les deux plus grands groupes de l’époque. Cette opposition était savoureuse, bien construite : les Beatles, gentlemen de Liverpool, enfants sages des classes populaires, mis en lumière par l’élégance de Brian Epstein ; les Stones, mauvais garçons de la middle class londonienne, sales, arrogants, plus proches des ruelles sombres que des salons bourgeois.
Mais comme souvent dans l’histoire du rock, les apparences sont trompeuses. Lemmy Kilmister, leader de Motörhead et fin observateur de cette période, ne mâchait pas ses mots : « Les Rolling Stones, c’étaient les fils à maman. Les Beatles étaient les vrais durs. » Dans son autobiographie White Line Fever, il bouscule le récit établi et souligne l’ironie de la situation : les Beatles, rompus à la dureté des docks de Liverpool, à la faim, à la débrouille des tournées de Hambourg, avaient une rugosité que les Stones, nés dans les banlieues plus douillettes de Dartford ou de Richmond, n’avaient jamais connue.
Et pourtant, au-delà des clivages artificiels, une vérité demeure : les Stones et les Beatles s’écoutaient, se respectaient, se fréquentaient. Il suffit de rappeler que c’est Lennon et McCartney qui offrirent aux Stones leur tout premier tube, I Wanna Be Your Man, en 1963. Ou que les deux groupes se retrouvaient régulièrement dans les clubs de Londres pour échanger, partager, se défier amicalement.
L’aveu de Keith Richards : une chanson, un souvenir
Dans ce contexte d’admiration croisée, le témoignage de Keith Richards prend un relief particulier. Interrogé sur sa chanson préférée des Beatles, le guitariste des Stones ne cite ni Hey Jude, ni A Day in the Life, ni Strawberry Fields Forever. Non, son choix se porte sur un titre bien plus ancien, presque originel : Please Please Me.
« J’ai toujours dit à McCartney : Please Please Me. J’adore cette chanson. Les carillons, cette énergie… J’étais là à l’époque, c’était magnifique », confie-t-il. Cette déclaration, sobre et touchante, dit beaucoup de choses. Elle révèle d’abord une mémoire vive, un attachement à cette période fondatrice du rock britannique. Et elle souligne, ensuite, combien la simplicité et la fraîcheur des débuts peuvent parfois laisser une empreinte plus profonde que les expérimentations sophistiquées des années suivantes.
Please Please Me, sortie en janvier 1963, est en effet un tournant dans la carrière des Beatles. Après le succès modéré de Love Me Do, ce second single marque leur véritable entrée dans la cour des grands. Ce n’est pas encore l’hystérie de la Beatlemania, mais les fondations sont posées.
Une naissance difficile, une intuition géniale
L’histoire de la genèse de Please Please Me est bien connue des spécialistes, mais mérite d’être rappelée ici. John Lennon écrit une première version de la chanson après avoir entendu Only the Lonely de Roy Orbison. La première mouture est lente, mélancolique, presque lugubre. George Martin, leur tout nouveau producteur chez EMI, n’est pas convaincu. « C’était plutôt morne », dira-t-il. Mais il décèle un potentiel, une étincelle.
Martin propose alors plusieurs changements décisifs : augmenter le tempo, ajouter une ligne d’harmonica, renforcer la dynamique vocale. Les Beatles, enthousiastes, acceptent. Le résultat est saisissant : Please Please Me devient un véritable uppercut sonore, court, vif, jubilatoire. Dès les premières secondes, la chanson déborde d’énergie, de fraîcheur, de promesse. Et cette harmonie vocale à trois, cette alternance entre les voix de Lennon et McCartney, fait mouche.
Le succès est immédiat. En février 1963, alors que l’Angleterre est paralysée par un hiver rigoureux, les téléspectateurs découvrent les Beatles sur leurs écrans, chantant Please Please Me avec une assurance déconcertante. Le pays, cloîtré chez lui par la neige, est conquis.
Un choix révélateur
Pourquoi cette chanson, et pas une autre ? Pourquoi Keith Richards, qui a vu naître et mourir tant de morceaux cultes, choisit-il Please Please Me ?
Il faut ici comprendre ce que représente cette chanson dans l’histoire du rock. Elle incarne l’instant magique où tout bascule : un groupe d’inconnus devient un phénomène. Le rock britannique, encore sous influence américaine, trouve soudain une voix propre. Et pour des musiciens comme Richards, qui vivaient cette époque de l’intérieur, Please Please Me est une sorte de madeleine sonore. Elle renvoie à l’émerveillement des débuts, au choc des premières écoutes, à l’excitation des découvertes.
Richards, derrière son image de pirate impitoyable, est aussi un homme de fidélité. Son amour du blues, des racines, de l’authenticité, l’amène naturellement à préférer les morceaux bruts, spontanés. Please Please Me, avec sa nervosité, sa sincérité, sa joie non feinte, colle parfaitement à cet idéal.
Une reconnaissance à contre-courant
Ce qui rend l’éloge de Richards encore plus intéressant, c’est qu’il va à l’encontre des opinions qu’il a souvent exprimées sur les Beatles. Le guitariste des Stones n’a jamais été tendre avec certaines productions du groupe de Liverpool, notamment Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, qu’il juge prétentieux et trop élaboré. Il n’a pas hésité à critiquer certaines de leurs prestations scéniques, qu’il considérait comme peu convaincantes. Et pourtant, malgré ces réserves, il accorde à Please Please Me une place à part.
Ce choix montre bien que, chez Richards, la musique prime sur les postures. Ce qu’il retient, ce n’est pas le culte, l’icône, le mythe. C’est le frisson originel. La magie du moment où une chanson, pourtant simple en apparence, parvient à capturer l’énergie de son époque et à la transformer en art.
Héritage et continuité
Plus de soixante ans après sa sortie, Please Please Me continue d’être célébrée comme l’une des pierres fondatrices du rock moderne. Ce n’est pas seulement une chanson : c’est une déclaration d’intention. Les Beatles y affirment leur volonté de créer leur propre répertoire, de ne pas se contenter de reprises, de proposer une musique neuve, vibrante, personnelle.
Cette posture d’auteur-compositeur, que Ringo Starr rappellera plus tard avec fierté – « Nous avions écrit ces chansons, et nous voulions les jouer » – va devenir une norme. Grâce à des morceaux comme Please Please Me, le rock entre dans une nouvelle ère : celle de l’expression individuelle, de la créativité libérée, de l’originalité assumée.
Et si Richards choisit ce morceau, c’est peut-être aussi parce qu’il y voit l’étincelle fondatrice d’une révolution à laquelle il a lui-même participé.
Une déclaration sincère dans un monde de légendes
En fin de compte, le choix de Please Please Me par Keith Richards n’est pas un simple caprice ou une provocation. C’est un hommage sincère à un moment pur, à une chanson qui a ouvert la voie. C’est aussi un rappel que, derrière les légendes, les conflits de façade, les déclarations tapageuses, il y a avant tout des musiciens, des artistes, des hommes sensibles à la beauté.
Les Beatles et les Rolling Stones ne furent jamais vraiment des ennemis. Ils furent des compagnons d’armes, deux visages d’une même quête. Et si Richards, le voyou magnifique du rock, s’incline devant Please Please Me, c’est bien que cette chanson, malgré sa simplicité apparente, contient tout ce qui fait la grandeur du rock : la jeunesse, l’audace, la foi en la musique.