Il a joué sur l’un des plus grands titres de l’histoire de la musique populaire. Il a côtoyé John Lennon, partagé la même pièce que George Martin, chanté sur le final de Hey Jude. Et pourtant, à sa mort en février 2025, Peter Bassano n’a laissé qu’un maigre héritage de mille livres sterling à partager entre ses quatre enfants. Portrait d’un musicien oublié, dont la trajectoire révèle les angles morts de la légende Beatles.
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Le souffle discret d’un vent d’histoire
On aurait pu croire que Peter Bassano, avec un nom pareil, avait été tout droit sorti d’un conte musical de la Renaissance. Et pour cause : il descend en droite ligne d’Anthony Bassano, musicien vénitien du XVIe siècle invité à la cour d’Henri VIII, et dont la dynastie musicale allait imprégner durablement les sphères artistiques britanniques. Dans ses veines coulait donc une filiation séculaire, faite de cuivres, de fugues, de fanfares royales et de contrepoints subtils.
Mais Peter, né en 1945, grandit dans une Angleterre d’après-guerre, alors que le swing laisse place au rock, que la monarchie abdique face à la jeunesse électrique, et que les fanfares cèdent le pas aux amplificateurs. S’il étudie rigoureusement le trombone au Royal College of Music, dont il sort diplômé en 1968, il n’a pas tardé à répondre à l’appel des temps nouveaux — ceux des studios, des expérimentations, et de cette génération d’artistes qui allaient bouleverser l’histoire.
Une journée chez les Beatles
C’est dans cette effervescence artistique que Peter Bassano est invité à Abbey Road en 1968, pour un enregistrement un peu particulier. Les Beatles, alors au sommet de leur art, travaillent sur un morceau appelé Hey Jude. À l’époque, personne ne sait encore qu’il deviendra l’un des hymnes les plus emblématiques du XXe siècle.
Bassano raconte cet épisode avec l’humilité des artisans. Il arrive au studio avec son trombone, prêt à faire ce qu’on lui demande. George Martin, producteur mythique des Beatles, l’accueille avec sobriété : « Je veux juste que tu joues quatre notes de suite », lui dit-il. Un jeu d’enfant. Mais bientôt, Martin ajoute : « Et maintenant, je voudrais que vous chantiez. »
Peter se souvient avoir été stupéfait : « J’ai pensé : ça va être affreux, ça ne mènera nulle part. » Mais l’ambiance change du tout au tout quand John Lennon arrive avec une caisse de bières. Le studio devient alors une fête, une communion. Les chœurs improvisés du fameux na-na-na de Hey Jude prennent forme — et avec eux, une séquence d’anthologie de l’histoire musicale contemporaine.
Cette session, d’une apparente légèreté, allait devenir la plus lucrative de toute sa carrière. Ironie du destin : un après-midi presque anodin, transformé en mythe par la magie du collectif.
Une carrière riche mais dans l’ombre
Loin de se contenter de ce coup d’éclat, Peter Bassano mène ensuite une carrière remarquable, bien que discrète. Il joue pendant près de trente ans au sein de l’Orchestre Philharmonique de Londres, l’un des plus prestigieux d’Europe. Il collabore également avec les Bee Gees et Pink Floyd, autant d’univers musicaux que tout semble opposer, mais dans lesquels il parvient à faire entendre sa note, toujours juste, toujours au service de l’ensemble.
Bassano est aussi chef d’orchestre, enseignant, et même auteur. Son livre autobiographique, Before the Music Stopped, publié quelques années avant sa mort, témoigne de sa lucidité sur le monde de la musique et sur sa propre place, souvent marginale mais essentielle. Il y livre une réflexion sur la célébrité, la postérité, la fragilité des destins artistiques.
Une fin de vie poignante
Le 1er février 2025, Peter Bassano meurt subitement, à l’âge de 79 ans. La nouvelle ne fait pas les gros titres. Pourtant, elle bouleverse ceux qui connaissent sa contribution à l’histoire du rock britannique. Car le plus tragique reste à venir : au moment de sa disparition, il ne laisse derrière lui que 1 000 livres sterling, soit environ 1 200 euros. Une somme dérisoire, partagée entre ses quatre enfants.
Comment un homme ayant participé à l’enregistrement de l’un des titres les plus vendus de l’histoire, ayant côtoyé les plus grands groupes du XXe siècle, peut-il mourir sans ressources ? C’est toute l’ambivalence du statut de musicien de studio : essentiel mais invisible, célébré mais jamais crédité. Sauf mention rare, son nom n’apparaît ni sur les pochettes, ni dans les mémoires collectives.
Une mémoire à réhabiliter
L’histoire de Peter Bassano n’est pas seulement une anecdote triste. Elle est révélatrice d’une réalité structurelle du monde musical : celle d’un système qui sanctifie les génies visibles, mais oublie les artisans. Bassano fut l’un de ces ouvriers de l’harmonie, de ces figures discrètes sans qui la grandeur des Beatles n’aurait jamais résonné de la même manière.
Il est urgent de réhabiliter ces musiciens dits « de l’ombre ». Ce sont eux qui ont permis à des morceaux comme Hey Jude de devenir des monuments culturels. Le trombone de Peter Bassano, ses chœurs dans le studio, son sourire sans doute un peu incrédule en voyant le morceau conquérir le monde, font partie intégrante de cette magie Beatles.
Un héritage immatériel
Si l’héritage matériel de Bassano est réduit à peau de chagrin, son héritage artistique, lui, demeure inaltérable. Chaque fois que le monde entier entonne Hey Jude, que des stades entiers reprennent en chœur le na-na-na, une infime part de Peter Bassano continue de vibrer, de circuler, de vivre.
Ses enfants, privés d’héritage financier, peuvent au moins se dire qu’ils portent en eux la mémoire d’un homme qui fut, à sa manière, un passeur d’émotion. Un homme dont le souffle de trombone a accompagné l’un des plus beaux élans du XXe siècle. Un homme qui, un soir d’été 1968, a chanté avec les Beatles.
Et cela, aucun testament ne pourra jamais le dévaluer.