Sorti en 1974,Walls And Bridgesest souvent présenté comme l’un des albums les plus personnels de John Lennon après la période Beatles. En pleine effervescence de son “Lost Weekend” et fraîchement séparé de Yoko Ono, l’artiste livre dans ce disque une série de chansons tour à tour introspectives, désabusées et parfois caustiques. Parmi elles,“Steel And Glass”se détache par son atmosphère sombre et son texte incisif. Officiellement, Lennon déclare que l’œuvre n’est pas dirigée contre une seule et unique personne, mais, depuis près de cinquante ans, le consensus des fans et des critiques pointe du doigtAllen Klein, l’ancien manager des Beatles et de Lennon. Entre règlement de comptes, dénonciation et ambiguïté assumée, la chanson révèle un John Lennon à la fois amer et créateur d’une œuvre saisissante.
Sommaire
Contexte : un divorce progressif avec Allen Klein
De l’idylle au conflit
LorsqueAllen Kleinprend en main les finances des Beatles en 1969, John Lennon l’accueille d’abord comme le sauveur capable de remettre à flot la situation économique chaotique d’Apple Corps. Rapidement, George Harrison et Ringo Starr emboîtent le pas. Seul Paul McCartney, très réticent, refuse de signer. C’est l’époque où le groupe est déjà en pleine implosion, et Klein se pose en homme fort pour rationaliser les comptes.
Toutefois, alors que McCartney s’oppose farouchement à Klein et finit par attaquer en justice ses trois comparses pour dissoudre la société des Beatles en 1970, l’enthousiasme initial de Lennon, Harrison et Starr pour les méthodes de Klein va peu à peu se ternir. En1973, leurs contrats de gestion arrivent à échéance, et ils décident de ne plus les renouveler, signe de leur lassitude et de leurs doutes quant à l’intégrité du manager.
Un climat de suspicions réciproques
À l’issue de cette collaboration forcée, la fracture entre Allen Klein et les ex-Beatles devient palpable. Harrison l’évoque à demi-mot dans“Beware Of Darkness”(1970), et Lennon, de son côté, souhaite également se libérer de l’influence omniprésente de Klein. C’est précisément dans cette atmosphère de défiance et de règlement de comptes que“Steel And Glass”voit le jour, même si Lennon se garde bien de confirmer noir sur blanc que le morceau cible Klein.
Les premiers pas de “Steel And Glass” : entre esquisse et rancœur latente
Genèse du titre
Avant d’atteindre sa forme définitive en 1974,“Steel And Glass”prend racine dans une démo acoustique enregistrée par Lennon à l’été 1973. Il se trouve alors en pleine réalisation de l’albumMind Games, mais le titre n’est pas retenu pour ce projet. La chanson sommeille en arrière-plan, portée par une mélodie simple et quelques bribes de paroles.
Avec la préparation deWalls And Bridgesà l’été 1974, Lennon fait ressurgir “Steel And Glass” et lui confère une toute autre dimension : celle d’un règlement de comptes amer. On y reconnaît déjà la colère sous-jacente qui alimentera les paroles définitives. Durant la phase de préproduction – environ dix jours de répétitions au Sunset Studios et au Record Plant East –, le titre prend forme progressivement, avant d’être gravé en studio.
Vers une ambiance “How Do You Sleep?” bis ?
L’ombre d’“How Do You Sleep?”(morceau de l’albumImagine, 1971) plane sur “Steel And Glass”. Dans “How Do You Sleep?”, Lennon s’en prenait frontalement à Paul McCartney, avec l’aide d’Allen Klein lui-même qui avait contribué à certaines lignes. Ici, la situation semble retournée : c’est Klein qui apparaît comme la nouvelle cible, même si Lennon niera ensuite qu’un seul homme est visé.
L’enregistrement deWalls And Bridges: une équipe de confiance
Un casting récurrent
Entre juillet et août 1974, John Lennon enregistreWalls And Bridgesà New York. Il s’entoure d’une équipe qu’il connaît bien :
- Nicky Hopkinsau piano,
- Klaus Voormann(vieil ami de Hambourg) à la basse,
- Jim Keltnerà la batterie,
- Jesse Ed DavisetEddie Mottauà la guitare,
- Ken Ascher(clavinet, arrangements),
- Bobby Keys,Steve Madaio,Howard Johnson,Ron Aprea,Frank Vicarià la section cuivres et bois,
- Arthur Jenkinsaux percussions.
Dans ce bouillon créatif, “Steel And Glass” se démarque par son énergie. Lennon souligne plus tard la dimension “nasty” (méchante) qu’il voulait insuffler, même s’il admet ne pas avoir été si amer que ça. Les sessions sont expéditives, car l’artiste cherche à boucler l’album sans s’éterniser au studio.
Les multiples prises et overdubs
La chanson se construit progressivement, avec un jeu de claviers très présent, notamment grâce àNicky HopkinsetKen Ascher, ainsi qu’une structure empruntant au rock et à la soul. Le titre en est à sa neuvième prise lorsque Lennon décide qu’il tient la version parfaite pour l’album. À cela, s’ajoutent des overdubs de cordes et de cuivres, censés rappeler la montée en puissance de “How Do You Sleep?”.
En parallèle, on sait par exemple qu’une version de travail (take 8) est publiée dans la compilationJohn Lennon Anthology(1998). Elle révèle un chorus plus reggae, tandis que l’enregistrement figurant surMenlove Ave(1986) montre une lecture plus dépouillée, presque brute, de “Steel And Glass”.
Analyse des paroles : une cible multiple ou une revanche sur Klein ?
Un texte acerbe
Dès les premières lignes, “Steel And Glass” donne le ton. Lennon dépeint un individu à la fois manipulateur et fragile, obsédé par l’argent et le pouvoir, mais prisonnier d’une solitude glacée. La formule“steel and glass”peut évoquer une tour d’ivoire moderne, un univers impersonnel fait de béton, où la chaleur humaine fait défaut.
There you stand with your L.A. tan / And your New York walk and your New York talk…
Les paroles se distinguent par un sens critique mordant, presque cynique. Lennon s’amuse à souligner le style de vie trop clinquant, l’hypocrisie apparente, la dimension égocentrique de celui qui serait “coupé du monde”. Pour les fans, il ne fait aucun doute que le portrait colle à Allen Klein, magnat des finances, cosmopolite et rusé, ayant su séduire Lennon quelque temps auparavant.
Un démenti (trop) prudent de Lennon
John Lennonmaintient en public que la chanson n’est pas dirigée contre une seule personne :
« Je me suis inspiré de différentes expériences et personnes pour écrire ‘Steel And Glass’… Pour moi, c’est comme un roman, on pioche des traits d’untel, d’untel… »
Il ajoute avec humour que ce n’est ni Paul McCartney, ni Eartha Kitt ! Cette ambiguïté préserve la part de mystère et permet aux auditeurs de se faire leurs propres interprétations. Au final, la ressemblance évidente avec “How Do You Sleep?” et le contexte d’affaire Klein laissent peu de place au doute dans l’esprit du public.
Réception et héritage
Un titre emblématique deWalls And Bridges
Lors de sa sortie,Walls And Bridgesrencontre un succès commercial notable, avec des morceaux comme “Whatever Gets You Thru The Night” (qui deviendra le premier numéro un de Lennon aux États-Unis en solo), ou encore la ballade onirique “#9 Dream”.“Steel And Glass”, bien que moins diffusée en radio, demeure un pivot de l’album, témoignant de la veine plus sombre et sarcastique de Lennon.
La curiosité des fans
Avec les années, “Steel And Glass” intrigue de plus en plus les amateurs de Lennon. Les différentes versions publiées (surMenlove Aveen 1986 etJohn Lennon Anthologyen 1998) permettent de retracer son évolution. Pour certains, c’est la preuve qu’au-delà de la fameuse rivalité avec Paul McCartney, la relation de Lennon avec ses ex-associés (dont Klein) était tout aussi complexe.
D’ailleurs, malgré la rancune palpable, Lennon reste en bons termes personnels avec Klein dans les années 1970. L’aspect purement business a sans doute heurté Lennon, mais l’affection humaine n’a pas totalement disparu, ce qui rend la chanson plus ambiguë encore.
un miroir de l’amertume lennonienne
“Steel And Glass”s’impose comme l’un des titres majeurs deWalls And Bridges, à mi-chemin entre la confession blessée et la critique acerbe. Si “How Do You Sleep?” visait ouvertement Paul McCartney, ici, l’artiste prend pour cible (réelle ou fantasmatique) un homme de pouvoir – incarnation du désenchantement. Sous couvert de mystère, Lennon laisse néanmoins transparaître un message limpide : il se sent trahi, abusé, et doit solder ses comptes.
En définitive, “Steel And Glass” reflète un Lennon désillusionné, qui, durant son “Lost Weekend”, n’hésite pas à exposer au grand jour sa part de rancune. Pourtant, loin de n’être qu’un pamphlet, la chanson brille par son orchestration raffinée et son interprétation intense, soulignant la capacité de Lennon à transformer le ressentiment en grande œuvre musicale. Elle reste, à ce titre, l’un des morceaux phares pour comprendre la complexité de l’univers post-Beatles de John Lennon, où la satire et la lucidité s’emmêlent dans un rock aux arrangements soignés.